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Comment conquérir l'Amérique en une nuit
de Dany Laferrière
critique
rédigé par Olivier Barlet
publié le 07/07/2005

Comment la marge du monde peut-elle conquérir en un tour de main le monstre dominant ? Le jeune Gégé à la prescience des gens simples : par l'amour, l'arme des pauvres. C'est donc avec la photo d'une blonde de magazine qu'il quitte Haïti et franchit la douane québecoise. Son dialogue avec le policier des frontières est un morceau d'anthologie salué par une salve d'applaudissement dans la salle de Yaoundé où j'ai pu voir le film durant le festival Ecrans noirs. La patte de l'écrivain Laferrière donne aux dialogues une force émotive carabinée. Ils ont à la fois l'humour et la gravité d'un Prévert, renforcés par l'excellent couple Fanfan-Gégé : la corpulence et la maturité tranquille de Maka Koto (Fanfan) restaure avec brio la bouillante sérénité de celui qui a déjà vingt ans d'exil au grand Nord dans les pattes tandis que Michel Mpambara (Gégé) réussit par la bonne humeur et son jeu dégingandé à communiquer l'enthousiasme du pionnier qui fera tout pour réaliser son rêve de croquer une part du gâteau mondial.
Ce monde dual, le film s'y ballade, en aller-retour entre Montréal et Port-au-Prince. Filmée en couleurs chaudes, la capitale haïtienne grouille de chaleur, de musique et de mouvement, à l'image des peintures de l'école de Saint Soleil. A Montréal, les deux immigrés bougent sans cesse eux aussi dans leur chambre, jusqu'à faire la cuisine en dansant, mais l'espace du taxi est confiné comme le froid qui ferme les fenêtres et l'exil qui brûle l'âme. Lorsque les deux mondes se rencontrent avec les très felliniennes deux sœurs voisines, l'une plantureuse nostalgique l'autre coincée qui fait boum, l'étrange s'installe fait d'incommunicabilité et de projections. Le film ne fait pas réel, il fait sentir.
Bien sûr, le conte de fée n'est pas loin puisqu'il s'apparente davantage à une farce qu'au constat sociologique, mais Laferrière le truffe de flèches contre les préjugés et les idées reçues. Son évocation de l'immigration utilise les mêmes ficelles humoristiques du naïf qui débarque que Toubab bi (Moussa Touré, Sénégal) ou Couleur café (Henri Duparc, Côte d'Ivoire) et inverse lui aussi l'apparente naïveté de son personnage en débrouille et subtilité. Le film multiplie ainsi les inversions du regard, à commencer par la projection sur le corps noir. Puisque la séduction sera le glaive de la conquête, il intervertit les rôles. Gégé doit se défendre contre les foudres sexuelles des voisines solitaires et se réserver pour sa cible à lui, vite identifiée sur l'écran géant de la télévision que l'on éteint jamais.
Quand Andrée, l'une des voisine, déclare qu'elle "aimerait avoir une solide paire de couille", on se dit que tout cela est très masculin mais sympa, enjoué, déluré et grave à la fois, à l'image de Laferrière qui apparaît en personne dans une interview télévisée sur son livre Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer ? Dans la parfaite continuité de ses romans, son film est aussi bien une ode au courage immigré que la satire féroce d'une "Amérique qui déteste la beauté".

Olivier Barlet

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