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Brahim Tsaki, "le cinéaste poète"
analyse
rédigé par Hassouna Mansouri
publié le 28/09/2021
Brahim Tsaki, réalisateur et scénariste algérien (1946 - 2021)
Brahim Tsaki, réalisateur et scénariste algérien (1946 - 2021)
Hassouna Mansouri est Rédacteur à Africiné. Il est sémiologue, historien du cinéma et essayiste.
Hassouna Mansouri est Rédacteur à Africiné. Il est sémiologue, historien du cinéma et essayiste.
Image du film "Ayrouwen" (2007)
Image du film "Ayrouwen" (2007)
Image du film "Les enfants du vent" (1981)
Image du film "Les enfants du vent" (1981)
Image du film "La Boîte dans le désert" (1978)
Image du film "La Boîte dans le désert" (1978)
Image du film "Les Oeufs cuits" (1979)
Image du film "Les Oeufs cuits" (1979)

Il n'y a pas mieux, pour rendre hommage à un cinéaste qui nous quitte, que l'évocation de l'œuvre qu'il nous a léguée. C'est dans cet esprit que nous reproduisons cet article déjà publié dans un livre qui date de 2010 : L'Image confisquée (Depuis le Sud, Amsterdam, pp. 82-90) de Hassouna Mansouri.
Né le 27 décembre 1946 à Sidi Bel Abbès (Algérie), réalisateur algérien Brahim Tsaki est mort le dimanche 05 septembre 2021, à Paris (France), à l'âge de 74 ans.

Les personnages ne parlent pas beaucoup dans le cinéma de Brahim Tsaki. Il s'agit souvent, très souvent même, de sourds-muets. Mais les films de ce cinéaste, que d'aucuns qualifient de poète, disent beaucoup sans tomber dans le piège du moralisme ni dans celui du pathétique. Chez lui, moins il y a de paroles, plus les images suggèrent. Le Verbe déserte l'écran et laisse la place à une éloquence visuelle des plus éloquentes. Ainsi pourrait-on résumer le principe selon lequel Tsaki construit son atmosphère cinématographique.

Par ce style, l'auteur de Histoire d'une rencontre a pu en effet occuper une place de choix parmi les cinéastes algériens, et particulièrement parmi ceux des années 80. L'Étalon d'or de Yennenga, remporté en 1985 au FESPACO (Ouagadougou - Burkina Faso), n'est qu'un signe de l'importance que ce cinéaste, considéré comme un outsider, face à des grands noms comme Lakhdar Hamina, Ahmed Rachdi et même face à ceux de sa génération à l'instar de Merzak Allouache ou Mahmoud Zemmouri.
Il est incontestable qu'avec ces deux derniers, Tsaki faisait partie de cette génération de cinéastes qui, au tournant des années 80, en Algérie mais aussi dans tout le Maghreb, portèrent les cinématographies de la région vers de nouvelles orientations, de nouveaux territoires.

Les deux premières décennies des indépendances sont accompagnées d'abord par un cinéma de l'épopée qui participait de la construction des nouvelles nations, ensuite par un cinéma social comme miroir des contradictions qui venaient faire sortir les sociétés maghrébines de l'euphorie des indépendances et des élans de constructions. La génération de Brahim Tsaki en Algérie, comme celle de Nouri Bouzid et Mahmoud ben Mahmoud en Tunisie, s'est tournée vers l'individu. Et l'on verra alors plus de films qui célèbrent la subjectivité et l'intimité.

Toutefois ils ne rompront pas complètement avec le propos social, et culturel en général, comme le souligne Roy Armes [NOTE 1] :
What the 1980's and 1990's brought were ways of deepening this basic approach by showing greeter concern for the individual character and a more questioning stance, aware of political as well as social issues..

("Ce que les années 1980 et 1990 ont apporté, ce sont des moyens d'approfondir cette approche de base en faisant preuve d'un plus grand souci du personnage individuel et d'une posture plus interrogative, en ayant conscience des enjeux politiques et sociaux.") [Traduction en français : La rédaction, Africiné Magazine]

C'est dans ce contexte donc, qu'intervient le cinéma intimiste et poétique de Brahim Tsaki. Si l'Algérie a eu Lakhdar Hamina qui remporta la Palme d'or au festival de Cannes en 1973 avec Chronique des années de braises, elle a eu aussi Brahim Tsaki qui aura tous les honneurs au Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou [FESPACO, NdE] dix ans après. C'est dire qu'il est le porte-drapeau de toute une génération du cinéma de l'individu.


Le cinéaste algérien Brahim Tsaki recevant son prix des mains du Président de la république burkinabèe, Thomas Sankara.

Les quatre longs métrages qu'il a réalisés jusqu'à maintenant ne manquent pas cependant de se présenter comme reflet de l'évolution de la société algérienne, de son cinéma et de sa vie intellectuelle et politique. Il y a en tout trois moments dans la trajectoire de Tsaki.

D'abord, celle de la rupture avec un ordre ancien. Cela correspondait avec Abna al-rih, Les enfants du vent (1981). L'esthétique du film doit beaucoup aux conditions concrètes et matérielles de son tournage. Le jeune Tsaki de retour au pays, fraichement diplômé de l'INSAS, la prestigieuse école de cinéma de Belgique, venait alors de rejoindre les équipes des actualités de l'ONCIC [NOTE 2]. Pourtant, si c'est dans le cadre de cette institution que le film est produit, il n'est pas pour autant un film institutionnel.

Le jeune Tsaki marchait alors sur les traces de Tarkovski qui utilisait la machine soviétique de la propagande pour produire les films les plus poétiques. Avec des moyens rudimentaires et accompagnés de quelques collègues, le cinéaste algérien réalise un triptyque dédié à l'enfance. De ce point de vue, il n'est pas du tout sur la ligne du parti.

D'aucuns considèreront que ce film n'est pas bien construit et il n'est que le brouillon du second long métrage, Histoire d'une rencontre. On pourrait y voir le développement du deuxième volet de Abna al-rih, Les enfants du vent, en l'occurrence Djamel au pays des images. En fait il faudra regarder du côté de la structure profonde du film.
Certes, il n'y a pas de continuité dramatique entre les trois épisodes, mais il y a une continuité thématique au sens musical du terme. La musique d'accompagnement est en effet la même. En plus, le rôle de l'enfant est interprété par le même acteur. Toujours est-il que l'atmosphère générale des deux films reste la même.

Pourtant selon une interview accordée à Luce Vigo dans Révolution, il pensait déjà au film suivant, ce qui sera le troisième long métrage. Les Enfants du Néon viendra marquer le deuxième moment de l'œuvre de Tsaki. L'histoire se passe dans un HLM en France [HLM : Habitation à Loyer Modéré, logement social, NdE].

Le film traite de l'émigration, mais le fond est le même que celui des films précédents ; l'enfance est très présente. C'est peut-être pour cela qu'il déclarera : "C'est grâce à eux que les villes existent, grâce à leurs enfants, ceux de la deuxième génération." [NOTE 3].

Avec le quatrième film Ayrouwen (qui signifie "Il était une fois" en langue targuie), Tsaki revient à son espace de prédilection, l'arrière-pays algérien. Les personnages sont des adultes, mais dans leurs âmes ce sont encore des enfants. Entre Les enfants du Néon et Ayrouwen, il y a plus de quinze ans. Pourtant, si cela pèse sur les idées exprimées, il n'en n'est pas de même du style, quoi que l'on puisse noter une note pessimiste.
Mina perd ses deux frères (Amayas, "son frère du lait" et son frère naturel) dans des circonstances mystérieuses. Mais ce pessimisme n'est pas nouveau, les personnages de Tsaki sont comme castrés. Les relations finissent toujours par se trouver dans une impasse qui les arrache au monde du rêve et les rappelle à la cruauté de la réalité.

Nous avons distingué trois moments dans le parcours de Tsaki. En fait, cela n'est qu'opératoire. Au fond, il y a une grande unité thématique et presque organique entre les quatre longs métrages. Comme le préconisait Éric Rohmer, on cherche toujours à refaire le même film, au mieux on égalera le tout premier. Cet adage se vérifie parfaitement entre les deux premiers films où l'on voit à l'évidence que le second trouve sa genèse dans le premier. Mais les liens profonds vont encore plus loin avec les deux autres.

Ayrouwen n'est-il pas, du point de vue de l'histoire au moins, la suite d'Histoire d'une rencontre ; les personnages ayant tout simplement pris de l'âge. En outre, il y aurait chez Tsaki comme une affection particulière pour le style balzacien avec le retour des mêmes acteurs ou les mêmes noms de personnages : Claude, Karim… Tout concourt donc à une forte construction de toute l'œuvre mais beaucoup plus en profondeur.

D'abord il y a l'enfance. Faire un film sur l'enfance, et surtout avec cette insistance que l'on voit chez Brahim Tsaki, est une façon de prolonger sa propre enfance en quelque sorte. Combien de grands cinéastes ont trouvé dans l'enfance une source d'inspiration inépuisable. Outre l'approche autobiographique comme dans Les 400 coups de François Truffaut, l'enfance a souvent fait le poids contre tout dogme de répression et / de censure.
De ce point de vue, Tsaki est proche de Tarkovski dans L'enfance d'Ivan, ou Kiarostami dans Le Pain et la rue ou encore de Vittorio de Sica dans Le Voleur de bicyclette. Il aurait trouvé dans l'enfance, en plus de la grande richesse thématique, une extraordinaire marge de liberté.

L'opposition au monde des adultes est un acte politique presque. Se tourner vers le monde des enfants, pour considérer celui des adultes en contre-plongée, est une posture intellectuelle qui exige beaucoup de perspicacité et de force de caractère, qui plus est, dans le contexte d'un système algérien marqué par le pouvoir des militaires, donc des "Hommes" (révolution sanguinaire, régime socialiste dur, et débâcle des années 80 qui a entraîné la guerre civile). Ceci pour dire que les plaies ne sont pas encore cicatrisées.
Regarder cela à travers le prisme des enfants, et avec beaucoup de poésie, c'est le pari qui semble faire la forte unité du cinéma de Tsaki. C'est ainsi que le réalisme devient poignant et déchire le monde de fantaisie que les enfants tentent de se construire y trouvant la seule issue de secours.

Les enfants du vent est l'histoire de trois gamins de Djanet, une localité au cœur du Sahara algérien. Les oeufs cuits renverse les rapports entre père et fils sous le poids d'une réalité qui les broie tous les deux. Chaque soir, l'enfant prépare les œufs et les vend dans les bars pour gagner de quoi vivre et faire vivre son propre père. Lequel père passe son temps à fabriquer des jouets (des souris qui bougent). Un soir, il éclate de désespoir et les casse. Alors que l'enfant se bat contre une réalité difficile, le père cherche à fuir mais il est forcé d'admettre l'impasse existentielle à laquelle il ne peut échapper. Comme les souris dont il fabriquait des avatars, il a fini par tomber dans le piège de la fatalité.

Djamel au pays des images est aussi l'histoire d'un personnage qui est toujours et systématiquement ramené au monde réel. L'enfant passe de longs moments en face de la télévision comme obnubilé par ses images envoûtantes. Lorsqu'il est arraché à cette boite magique qui l'obsède, ce n'est pas sans peine ni sans désillusion. Nous sommes bien en 1980, l'espace culturel est envahi par la télévision comme le média qui allait bientôt prendre le dessus sur tout. Ce deuxième volet du triptyque est une alerte contre le processus d'aliénation et d'avachissement que la télévision va commencer à exercer sur les sociétés contemporaines. Son effet pervers est facilité par le poids d'une réalité qui se veut de plus en plus étouffante et invivable.

Le message dans le troisième volet, La Boîte dans le désert, est d'une certaine ambigüité. Comme partout dans l'Afrique et dans ce qu'on appelle le tiers monde, on y voit des enfants fabriquant des jouets avec des boîtes métalliques et des bouts de fils barbelés. Le film gagne en subtilité en fonction, justement, de la profondeur de champ que Tsaki utilise pour la construction de ses plans.
Si au premier plan, les enfants jouent aux adultes, au second c'est l'inverse : les adultes jouent aux enfants. En plus, les plans rapprochés sur les fronts ou sur les mains rappellent bien les films de propagande soviétique à la Dziga Vertov en hymne à la classe ouvrière. L'effet d'association entre les véhicules géants des adultes et les engins agricoles d'un côté, et les petits jouets en forme de machines en miniatures de l'autre, est extrêmement surprenant et dégage un fort effet d'ironie.

On pourrait y voir de l'espoir quant à l'avenir de ces enfants qui marchent sur la voie du progrès tracée par leurs parents. De la même manière que nous pourrions n'y voir rien d'autre qu'une appréhension inquiète de leur future d'aliénation associé à un présent qui a tout l'air de leur être confisqué.
Cet élan vers l'avenir est appuyé par la chanson qui clôt le film et dont le sens n'est autre que le questionnement sur ce que ces enfants deviendront dans le futur. Littéralement, elle dit : "qu'est-ce que je serai demain ? …". La question rhétorique signifie peut-être que le pire serait que le fils reproduise le père.

Dans Histoire d'une rencontre, l'idée se précise encore plus. L'opposition entre le monde des adultes et celui des enfants prend une forme plus évidente. Plus encore, le film tourne en une démonstration de la violence que le premier exerce sur le second. Là encore nous retrouvons la dialectique entre l'élan vers un bonheur qui semble se construire et l'intervention du monde réel qui fait éclater le rêve que les enfants croyaient innocemment ou naïvement pouvoir faire murir. Mais dans un monde d'adultes où ce qui prime c'est l'intérêt matériel, il n'y a pas de place aux sentiments.
Le film s'ouvre sur une scène apparemment anodine : une jeune fille s'entraîne à jouer au tennis. Le tableau se construit petit à petit. La jeune fille est une "Européenne". Le champ élargi, on comprend que nous sommes quelque part au cœur du Sahara algérien. A l'arrière-plan pointent discrètement deux cheminées fumantes des puits de pétrole. On apprendra plus tard que le père de la jeune fille est un ingénieur en industrie pétrolière et que le moment venu, il partira de cet endroit et elle avec.
Que la jeune fille ait commencé à entretenir une relation avec un jeune garçon du coin. Que le jeune en question s'avère avoir le même handicap qu'elle et que cela lui procure une satisfaction affective et lui offre un espace où elle peut communiquer avec un autre de son âge, tout cela personne n'y pense et personne n'y prête la moindre attention. Pour développer cela, Tsaki raconte l'histoire certes, mais il ne le fait pas seulement de façon linéaire.
Le plan, comme le sémème chez Pierce ou Umberto Eco, est une proposition, et la proposition est un discours. Dans le même plan, la vue des deux cheminées derrière la jeune fille, qui joue innocemment, s'avère une menace qui se concrétisera mettant fin à toute possibilité de bonheur.

La poésie de Tsaki n'est pas une sorte d'image bien soignée ou belle, pas seulement, elle est construction d'un discours qui régit une pensée s'exprimant par des images.
Et comme la pensée, par définition, n'est pas prisonnière de l'espace ni du temps, Les enfants du vent, annonceront Les Enfants du Néon. Histoire d'une rencontre n'eut été en fait, qu'une parenthèse qui restera dans les annales de l'Histoire. Le vrai deuxième long métrage c'est celui par lequel Tsaki procède à un mouvement de déterritorialisation physique tout en restant fidèle à l'esprit de son travail et de sa recherche esthétique. Si l'histoire a lieu dans une grande ville et dans un quartier où les gens sont physiquement proches les uns des autres, les protagonistes sont toujours victimes d'un isolement à plusieurs niveaux.

Dans l'espace d'un HLM, le film reprend des gestes auxquels on s'est habitué dans les deux premiers films de Tsaki. Il y a certes quelques variantes. Il ne s'agit pas d'enfants mais de jeunes beurs. Toujours est-il les problématiques posées sont les mêmes. Les trois personnages, Djamel, Karim et un sourd-muet vivent dans une enclave isolée du reste du HLM. Leur occupation ce sont les ferrailles qu'ils récupèrent dans les chantiers de démolition, les restes du travail des adultes. Les personnages de Tsaki se cherchent toujours dans la matière rugueuse et dure, mais aussi celle qui n'est pas construite. Comme les enfants de Djanet dans Les enfants du vent, les trois beurs sont aussi égarés. Ils le sont certes dans l'espace mais aussi culturellement, ils vivent une crise d'identité. Ils n'ont aucune forme de communication avec le reste des communautés qui les entourent. Quand la possibilité se présente c'est pour démontrer l'absurdité de la situation et l'impasse existentielle dans laquelle ils se trouvent.

La relation amoureuse entre Djamel et Claude, une jeune française, est un prétexte pour reprendre l'idée du rapport à l'Autre. Comme dans Histoire d'une rencontre, la relation amoureuse qui se présente comme une possibilité de salut pour le jeune beur s'avère une illusion et ne peut avoir de suite. Pourtant, comme la jeune américaine qui, dans le film précédent, répond favorablement au jeune sourd-muet qu'elle rencontre, Claude partage les sentiments de Djamel. En fait, ces relations impossibles sont comme des images au sens rhétorique que Tsaki utilise pour stigmatiser les rapports entre le Nord et le Sud. Bien que des rapports économiques et politiques existent, ce sont les relations humaines qui font défaut.

C'est aussi l'idée qui se retrouve dans Ayrouwen. Les rapports économiques ajoutés à une forme de fatalité innée, ne laissent pas de place aux sentiments amoureux. Amayas, un jeune Algérien de Djanet et Claude, une jeune française accompagnant son père à la recherche de l'eau dans le désert, partagent un profond sentiment amoureux. Or, cet amour s'avère impossible pour plusieurs raisons, inexplicables pour l'essentiel. La plus importante, c'est que le déchirement d'Amayas dans son rapport à l'Autre est incarné par Mina, sa demi-sœur, ou sa "sœur du lait". Il se trouve donc entre deux amours impossibles, l'un au nom de la tradition et de l'identité ; l'autre pour des raisons de cultures et de différences. Et comme les personnages ne peuvent faire le même chemin, ils finiront par se croiser sans se rencontrer réellement. Amayas émigrera en France, et Claude restera avec son père qui refuse de quitter Djanet avant de trouver l'eau qu'il cherche obstinément.

Les histoires d'amour impossible ne peuvent tenir dans l'espace. Celui-ci a un effet castrateur et oppresseur. Les schémas diffèrent certes mais le résultat est le même. Dans Histoire d'une rencontre le père de la jeune fille est aussi un explorateur. Quand il est obligé de quitter la base d'exploitation pétrolière, sa fille doit le suivre. L'espace est donc hostile à toute fertilité. Il est présenté comme l'agent principal derrière la séparation. Il ne porte que la mort ; celle de l'amour naissant dans Histoire d'une rencontre et ne produit que la tension entre les trois personnages dans Ayrouwen, ou encore entre Djamel et Claude dans le HLM. Entre les murs du quartier parisien, les voix ne portent pas. La parole est souvent murmurée ou inaudible quand elle n'est pas complètement empêchée, signe de cette tension ou cette incommunicabilité entre les différences. Ailleurs, l'espace est souvent associé à un élément qui en envenime l'air, le rend irrespirable, et de ce fait, force la séparation. Une fois c'est le pétrole, source de richesse pour les adultes, dans Histoire d'une rencontre. Une autre fois c'est une eau meurtrière, au lieu d'être la source de la vie, comme dans Ayrouwen. L'eau de la vie, celle recherchée par le père de Claude, reste introuvable. Son absence dans ce film contribue aussi à la séparation d'Amayas et la femme aimée.

D'un autre côté, l'espace peut prendre aussi une dimension poétique permettant ainsi au film de respirer. A aucun moment le désert de Djanet n'est vu comme un lieu aride ou rude. La caméra le caresse et en dégage une beauté qui contrebalance l'absurdité de la situation provoquée par les hommes et particulièrement les adultes. Alors que ces derniers se sentent mal à l'aise dans le Sahara, les enfants, eux, s'y épanouissent. Dans Histoire d'une rencontre, les moments où les deux enfants sont isolés seuls sur le sable, loin du monde hostile des adultes, sont les moments les plus euphoriques. L'absence de la parole remplacée par les gestes qui constituent leurs conversations est pour eux comme une protection. Alors qu'ils ne sont entourés que du sable et du bruit du vent dans la lumière du Sahara, c'est pourtant là qu'ils trouvent leur joie de vivre et d'être ensemble. Il en est de même pour Les enfants du vent, ils font naturellement partie du décor. Ils sont en harmonie totale avec le sable, le vent et la lumière du Sahara. Alors que derrière, se dessine le monde de leurs malheurs, celui des adultes occupés à "jouer" avec de grosses machines.

Face à cette hostilité à la vie matérialisée par l'espace, Tsaki semble avoir aménagé dans le mutisme un lieu où la communication est possible. La parole empêchée, confisquée, est un élément récurrent chez lui. Dans les deux premiers films, le mutisme naturel des enfants sourds et muets est une forme de protection, un espace mental où les enfants peuvent s'épanouir. Tsaki fait du mutisme une stratégie pour mettre ces enfants dans un havre de paix où la communication est possible, contrairement aux adultes qui se parlent sans se comprendre.
De ce point de vue, Tsaki est profondément deleuzien [NOTE 4] quand il s'érige en défenseur des minorités en essayant de définir leur stratégie minoritaire de communication. N'a-t-il pas affirmé : "Ne peuvent dialoguer que les gens qui ont le même handicap" [NOTE 5]. Les enfants sourds-muets constituent cette marge où l'espoir est possible pour une vie autre que celle corrompue par les rapports matérialistes.

Mais, cet espoir est fragile et condamné à être détruit par une force fatale. Les deux enfants dans la station pétrolière d'Histoire d'une rencontre, à Djamel et Claude au HLM dans Les Enfants du Néon, à Amayas et Claude d'Ayrouwen, l'harmonie est impossible. Pire encore, il semble que d'un film à l'autre, la tension est grandissante et devient de plus en plus pesante, jusqu'à toucher au tragique. Dans le dernier film, la mort apparaît pour la première fois. L'impasse sophocléenne devant laquelle se trouve Amayas confronté à deux amours aussi impossibles l'un que l'autre, le conduit fatalement à la mort. De ce lieu qui avait mystérieusement provoqué la mort du frère de Mina, jaillit une eau terrible et une forme de souffle comme diffus dans l'air, rendant le Sahara - qui grouille de vie et de richesses (eau et pétrole) dans Les enfants du vent où dans Histoire d'une rencontre - tout simplement invivable.

Mais y a-t-il un lieu vivable chez Tsaki ? Il semblerait que non. La station pétrolière est une illusion de vie parce qu'éphémère. Le père de Claude cherche vainement une eau qui ferait refleurir les Oasis. Les enfants du vent sont rappelés à une réalité qui craint pour leur future. Les beurs, enfants du néon, sont complètement perdus dans un monde où ils n'ont aucun point de repère au sein d'une société hétérogène où la communication est interdite entre les différents groupes.

Amayas et le frère de Mina dans Ayrouwen sont atteints d'un mal indéfinissable et meurent. Les personnages sont toujours pris dans un engrenage existentiel entre un élan vers le bonheur rêvé et une situation socioéconomique qui les broie. Les enfants du néon payent le prix de leur situation de deuxième génération de l'émigration. Les politiques de coopération dans Les enfants du vent et Ayrouwen pèsent lourdement et négativement sur le destin des personnages. Ces politiques se répercutent à travers les contradictions que vit la société dans son élan, ou son faux pas, vers la modernité comme l'illustre le passage de la famille du jeune sourd-muet dans Les enfants du vent de l'exploitation agricole traditionnelle à l'élevage mécanique des poulets.

Ainsi se définit le regard foncièrement pessimiste que Brahim Tsaki porte sur le monde. La présence du mutisme qui traverse toute sa filmographie est un cri de révolte, ou d'alarme dans le style d'un Elia Souleiman dans Le Temps qui reste (2009). "Quand on est confronté à des choses tellement parlantes, est-il besoin de mots ?" affirme-t-il [NOTE 6]. De mots, peut-être pas, mais d'images certes que oui. Et c'est là l'intérêt du cinéma de Tsaki, cet adepte d'un cinéma de pensée avec des "images sonores". La force de ses films vient certes de cette idée forte sur le monde et le mal de vivre. Elle vient surtout, du style poétique que ce cinéaste développe comme si, dans le paysage du cinéma algérien et maghrébin, il avait une place à part. C'est peut-être dans ce sens que Charles Tesson, lui avait reconnu un talent exceptionnel quand il écrivait que Brahim Tsaki : "… est le cinéaste le plus doué et le plus attachant de sa génération, d'autant qu'il a choisi de travailler sur la ligne la plus dure et la plus risquée qui soit : la poésie." [NOTE 7]

En effet, le cinéma de Tsaki n'est pas bavard au sens péjoratif du terme. Les images parlent plus que les mots. Les deux sœurs travaillant dans la petite ferme que leur père délaisse pour l'élevage des poules, au regard de leur frère sourd-muet, deviennent pareilles à ces poules qu'elles cherchent à nourrir. Grâce au processus de l'association visuelle, elles paraissent comme prises au piège d'une modernité non assumée, parce qu'elle leur est étrangère et forcée.

L'essentiel du style Tsaki réside dans une image qui, sans être bavarde, permet les raccourcis les plus éloquents dépassant ainsi de loin les dialogues démonstratifs. Les plans fixes sont une habitude heureuse. Quand la caméra, dans Les enfants du vent, s'attarde sur les fronts des enfants, ou leurs mains manipulant les boites de conserve, ou encore quand, dans leur mouvement, ceux-ci traversent le cadre d'un côté à l'autre, il y a là une recherche plastique qui donne aux films toute leur profondeur. Il s'agit de profondeur de champ certes, mais aussi d'une profondeur au sens mental du terme qui se retrouve également dans ses plans vides, les "champs off" dirait Noël Burch [NOTE 8].
Le désert s'offre comme une étendue qui s'en va vers le fond de l'écran pour s'y perdre comme un point de fuite s'ouvrant sur le vide ou l'inconnu. Or, de cet inconnu, Brahim Tsaki fait l'objet d'une interrogation fondamentale à laquelle son cinéma essaye de répondre, non pas par la démonstration et la dénonciation, mais par un sens critique très aigu qui se dégage essentiellement du fait poétique.

Hassouna Mansouri, 2010

Hassouna Mansouri - L'Image confisquée: le cinéma du Sud, ce cinéma (de) subalterne. Amsterdam : Depuis le Sud, 2010, 129 pages, ISBN : 978-90-9025819-5 (http://vanuithetzuiden.blogspot.com)
(repris ici, avec l'aimable autorisation de l'auteur et éditeur).

NOTES

[NOTE 1] - Roy James, African filmmaking, North and South of the Sahara, Edinburg University Press Ltd, 2006.

[NOTE 2] - ONCIC : Office National du Commerce et de l'Industrie Cinématographique (Alger, Algérie).

[NOTE 3] - Entretien de Brahim Tsaki avec Luce Vigo, Révolution, N°320 du 18. 04. 1986

[NOTE 4] - Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1994, | 645 p.; ill. 22 cm p., ("Capitalisme et schizophrénie").

[NOTE 5] - Entretien de Brahim Tsaki avec Luce Vigo, Op. cit.

[NOTE 6] - Entretien de Brahim Tsaki avec Luce Vigo, ibidem

[NOTE 7] - Charles Tesson, Cahiers du Cinéma, N 385- juin 1986, p 64.

[NOTE 8] - Noël Burch, Praxis du Cinéma, Gallimard, Paris, 1986


Films cités
- La Boîte dans le désert (1978)
- Les oeufs cuits (1979)
- Djamel au pays des images (1979)
- Les enfants du vent (1980)
- Histoire d'une rencontre (1985)
- Les Enfants du Néon (1990)
- Ayrouwen (2007).

- Chronique des années de braise (وقائع سنين الجمر - Waqâ'i' sinîn al-jamr), Mohammed Lakhdar-Hamina, 1975, Algérie. Palme d'or au Festival de Cannes 1975
- Le Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette), de Vittorio De Sica, 1948, Italie
- Les 400 coups, de François Truffaut, 1959, France
- L'enfance d'Ivan (Иваново детство - Ivanovo detstvo), d'Andreï Tarkovski, 1962, Union soviétique
- Le Pain et la rue (نان و کوچه - Nân va Koutcheh), d'Abbas Kiarostami, 1970, Iran, court métrage
- Le Temps qu'il reste (The Time That Remains), Elia Suleiman, 2009, Palestine

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