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Entretien avec le réalisateur Mor Talla NDIONE, à propos de "Dans le Noir"
Un film sans concession, sur les réalités de l'immigration africaine en France.
critique
rédigé par Abdourahime Diallo
publié le 13/01/2024
Mor Talla NDIONE, réalisateur sénégalais
Mor Talla NDIONE, réalisateur sénégalais
Isabelle BAMPOKY, Rédactrice (Dakar) à AFRICINÉ MAGAZINE
Isabelle BAMPOKY, Rédactrice (Dakar) à AFRICINÉ MAGAZINE
Fernando NDZE MBYAH, Rédacteur (Dakar, Libreville) à AFRICINÉ MAGAZINE
Fernando NDZE MBYAH, Rédacteur (Dakar, Libreville) à AFRICINÉ MAGAZINE
Abdourahime DIALLO, Rédacteur (Dakar) à AFRICINÉ MAGAZINE
Abdourahime DIALLO, Rédacteur (Dakar) à AFRICINÉ MAGAZINE

Le réalisateur partage son vécu à travers le film'Dans le Noir', explorant les tabous et les défis auxquels font face les Africains en quête d'une vie meilleure en Europe. Une plongée émotionnelle au cœur des ombres de l'immigration, mettant en lumière des facettes rarement exposées, avec une suite déjà prévue pour élargir le récit. Entretien réalisé dans le cadre de l'atelier Talents critiques du festival Dakar court de décembre 2023.

Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre film "Dans le Noir" ?

Ce film découle de mon angoisse après avoir passé quatre ans dans un nouveau pays, cherchant à m'intégrer sans comprendre les codes. La recherche de solidarité parmi les Africains résidents était difficile, car la priorité était d'obtenir une carte de séjour. Cette quête m'a révélé les préjugés de la société française envers les personnes noires, même en classe. Travaillant à la préfecture de Créteil, j'ai traversé le parcours des étrangers, mais une fois mes études terminées, les angoisses liées à la préfecture ont ressurgi. Ces expériences ont inspiré le film, mettant en lumière les enjeux liés à l'obtention d'une carte de séjour et les réalités méconnues de l'immigration.

Pourquoi le choix du titre "Dans le Noir" ?

Il trouve son origine dans ma tentative d'expliquer à un mentor que le travail informel en France se dit "dans le noir" au Sénégal. Bien que mon mentor ait corrigé en "travail au noir," je suis resté fidèle à ma terminologie. Le film raconte mon vécu, incluant les moments où des stéréotypes négatifs sur les Noirs m'ont interpellé. J'ai également abordé des situations où l'on m'a conseillé de m'assimiler davantage, mais j'ai finalement décidé d'affirmer ma propre identité africaine en France. Le film reflète ma défense de qui je suis face aux préjugés et montre comment j'ai accepté mon identité africaine malgré les obstacles rencontrés.

Pourquoi votre mise en scène privilégie-t-elle les ombres et les couleurs sombres ?

Je raconte l'histoire de personnes simples : le Sénégalais Mouba et le Guinéen Amara, qui vivent dans des conditions difficiles à Paris. Pour moi, réussir à l'étranger signifie avoir une maison, une voiture, vivre avec sa famille. Cependant, les Guinéens ne voulent pas montrer leur vulnérabilité. Travaillant pour une association à Lorient, j'ai exploré la réalité des Africains vivant en France, contrastant avec l'image élégante de Mouba en costume. Le film cherche à apporter une couleur de mystère avec une teinte de tristesse, dévoilant la vie difficile malgré les apparences soignées.

Pourquoi Mouba utilise-t-il son handicap pour obtenir une meilleure place dont on ne voit pas la suite ?

Cette scène témoigne de l'angoisse de Mouba, handicapé et en France depuis dix ans, essayant de prolonger son titre de séjour. Le film révèle les difficultés rencontrées devant les préfectures à 4 heures du matin, où certaines places sont vendues. Mon expérience personnelle, en tant qu'étudiant en France, m'a permis de mettre en lumière les enjeux liés à l'obtention d'un titre de séjour et soulignant le sentiment d'étrangeté pour ceux qui, comme Mouba, se trouvent dans cette situation précaire en France.

Quel est le lien entre le vol du passeport et votre angoisse ?

Le vol du passeport dans ma famille a suscité mon angoisse personnelle. Lorsque mon oncle, de retour à Dakar et sur le point de revenir en France, a découvert le vol de son passeport cinq jours avant son départ, il a dû repousser son voyage, déposer de nouveaux documents et risquer de perdre son emploi. Plus jeune, je pensais que le voleur était simplement méchant et jaloux, sans réaliser qu'il cherchait à exploiter le passeport pour d'autres desseins. Cette expérience a influencé ma méfiance envers les propositions douteuses à la sortie de l'université, où des personnes voulaient louer ma carte de séjour. J'ai décidé de ne pas céder à ces tentations, conscient des risques liés aux trafics de papiers dans un pays inconnu.

Pourquoi avez-vous choisi de traiter le côté sombre de l'immigration ?

J'ai vécu avec une famille sénégalaise, bénéficiant d'une bourse de l'Académie française. La jalousie autour de ma facilité de vie a généré de nombreuses questions. Observant les côtés sombres de l'immigration, notamment des Africains dormant dans les métros parisiens, j'ai ressenti le besoin de traiter ces réalités sombres dans le cinéma en tant que témoin de mon époque. Mon intention n'est pas de sensibiliser, mais de permettre au public africain de comprendre ce qui se passe réellement, afin que les jeunes partant en France soient mieux informés et moins vulnérables à l'exploitation.

Que symbolise l'évolution des costumes d'Amara durant le film ?

Amara est arrivé en France sans rien, même sans papiers. Dans le film, on le voit venir avec son rêve et son cauchemar. Il a dû emprunter des vêtements, car, en France, l'apparence compte, ce que Mouba prend en charge, pour qu'il n'attire pas l'attention. Le changement de style vestimentaire dans le film illustre son processus d'insertion dans la communauté française.

Quelle est la signification de l'expression "Yassa Poulet" ?

En France, on dit qu'il faut offrir du poulet à un Africain au restaurant, car il n'a pas d'autre choix que d'accepter. J'ai choisi "Yassa Poulet" comme désigner Amara pour lui donner une identité reflétant notre attachement à notre culture africaine. Cela représente une communauté vivant dans ses réalités propres, même en France.

La scène où un Blanc offre une opportunité suggère-t-elle que les Blancs sont plus hospitaliers que les Africains ?

Non, pas du tout. Cette scène vise plutôt à illustrer le malaise d'Amara, qui n'est pas vraiment lui-même pour des raisons de carte de séjour. Il est une personne qui n'existe pas vraiment. D'où son geste à la fin, pour exister.
Il passe donc de l'exploitation à la révolte...
Je pense que là-bas, la vie ne nous fait pas de cadeaux. C'est soit tu vis, soit tu es mort. En France, il est bien connu que si tu te retrouves sans abri (SDF), on pense que tu as raté ta vie. La société n'est pas prête à t'offrir quelque chose sans que tu le mérites. Même s'ils ont des centres d'accueil pour les sans-abri, si tu ne réussis pas, tu es exclu. Il y a moins de spiritualité et d'attention entre les gens. Chacun essaie de survivre à sa manière, même si cela signifie trahir les autres. Il n'y a pas de cadeaux en Europe, et chacun se débrouille comme il peut.

Vous cherchez donc à mettre en lumière les tabous que les Africains rencontrent en Occident, loin des thèmes habituels liés à la traversée de la Méditerranée...

En effet, c'est ça. J'avais le même rêve de vivre aux États-Unis, en France, etc. Cependant, quand les opportunités se sont présentées, je me suis rendu compte que ce n'était pas ce que j'avais rêvé ni imaginé. Je témoigne de mon vécu.

Quel enseignement peut-on en tirer ?

L'illusion tout court. J'ai rencontré des Africains nés en France, âgés de 18 ans, se regroupant à Bastille pour revendiquer leurs droits. À chaque pause, je les soutenais avec des fruits du marché. Personne ne les aimait, et vivre sans sa vraie famille en France était une expérience difficile. J'avais l'impression que mon beau rêve se transformait en illusion, car la réalité en France est moins idéale pour les Africains.

Peut-on s'attendre à une suite du film ?

Bien sûr, je vais faire une trilogie. Dans le prochain film, financé par le fonds Jeune Création Francophone, Mouba retournera au Sénégal après 10 ans, pour retrouver sa femme, avec qui il était au téléphone. J'ai souligné la photo du salon, car c'est une actrice basée au Sénégal avec laquelle j'ai déjà essayé de travailler. Mouba comprendra que l'immigration ne se résume pas à l'argent. Il réalisera que la réussite implique aussi d'avoir sa femme à ses côtés.

Propos recueillis par
Isabelle Bampoky,
Abdourahime Diallo
et Fernando Ndze Mbyah

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