AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
25 009 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
L'autre qui sommeille en nous
Réveil, de Mohamed Zineddaine
critique
rédigé par Ahmed El Ftouh
publié le 29/08/2006

Comment exprimer l'inexprimable ? Filmer l'invisible ? Dire l'indicible ? Montrer la réalité la plus réelle? Aller au-delà des limites de toutes les formes d'expression et en particulier la littérature? Comment sonder les profondeurs de soi-même ? Déloger l'autre/le monstre qui sommeille dans les entrailles de l'écrivain, l'éveiller, l'amener à se mettre à nu, à se dévoiler, à prendre conscience de cette duplicité qui l'aveugle et l'accable ?...

Des questions auxquelles tout écrivain ou/et artiste, se retrouve confronté, sont réfléchies dans le film de Mohamed Zineddaine Réveil avec violence et beauté à la fois. Violence du texte narré à la première personne par l'écrivain/auteur/narrateur qui revient en pèlerinage dans son pays, le Maroc. Une prose composée d'une texture finement tissée pour exprimer l'écoeurement du héros, sa "nausée" et son impuissance devant une réalité qu'il découvre au fur et à mesure qu'il se rapproche de son terroir et des gens les plus humbles et les plus démunies. Il sera sans pitié aussi bien avec lui-même qu'avec les lettrés : "… Dégoûté par le milieu dans lequel je me trouvais et donc par les bavardages du café littéraire Balima au Boulevard Mohamed V, par les interminables cuites, je me décidais à remettre les clés de mon appartement au propriétaire et à aller ailleurs si je ne voulais pas mourir asphyxié dans l'air méphitique de la ville de Rabat…".

Il se réfugie à Casablanca pour fuir les autres et fuir surtout cet autre qui n'est que lui-même. Ce n'est que pure illusion. Il sera retrouvé, dérangé, secoué, brutalisé. Il choisira la solution ultime : mettre fin à ses jours. Mais cette tentative va encore échouer. D'impuissance en impuissance et d'échec en échec, il déchire ses livres et brise sa machine à écrire. "Lâche, je ne suis qu'un lâche", se dit-il.

Il continuera sa fuite/sa quête en prenant le premier train. C'est ainsi qu'il atterrit dans sa petite ville natale, Oued-Zem. "… L'arrêt dans cette ville a incontestablement apporté quelque chose de nouveau à mon être, un remède à mon déclin…". Il se mettra à observer de près la vie des gens ; un débarras lui servira de logis. Il essayera quelques travaux manuels et retrouvera ainsi un autre goût de vivre "…Dès les premiers jours, ce quartier et ses habitants ont exercé sur moi une attraction irrésistible…". Il se débarrassera progressivement de ses illusions "… mais combien d'illusions j'ai dû démolir pour en construire d'autres ?" . Il se remettra à écrire. Des notes, des annotations, des observations, des idées, des réflexions… La matière de ce manuscrit est retracée dans le film qui en porte le même titre Réveil.

Violence poétique du texte et beauté esthétique de l'image. La circularité du film commence avec l'arrivée d'un manuscrit/générique du roman/film à une maison d'édition parisienne et se termine par le générique de la fin quand les pages du manuscrit/générique sont égrainées dans le logis/débarras à Oued-Zem. Cette dualité violence/beauté est récurrente dans le film de Zineddaine. D'abord le choix esthétique de la couleur dans le film. Le noir et blanc accentue cette dualité et cette ambivalence qui sont la thématique principale du film. L'alternance nuit et jour, sert de ponctuation constante et de transition pour passer d'une duplicité à une autre, d'une illusion à une autre, et aussi et surtout, d'un réveil à un autre.
D'ailleurs, la séquence de l'aveugle au début du film est l'illustration de cette ambivalence et de cette dualité. L'aveugle, arrivé par train à Oued-Zem, loue les services de deux enfants pour le guider à son domicile. Une fois chez lui, il fait des avances à un enfant et montre ainsi des signes de perversité. Cette séquence n'a pour autre fonction que de nous rapprocher de cet écrivain, avant que celui-ci n'entre en scène. Il est frappé, tel cet aveugle, de cécité et de perversité à la fois. Cécité due à l'illusion de la connaissance de la réalité. Et perversité parce qu'il ne fait que tronquer cette réalité et la pervertir.
L'image fixe du train entrant en gare, la nuit, à Oued-Zem est un clin œil aux premières images du cinématographe. D'autres clins d'œil sont facilement repérables dans le film. Le dernier travelling filmé à l'intérieur du train quittant Casablanca en direction de Oued-Zem peut être considéré comme le plus beau et le plus long travelling jamais monté dans le cinéma marocain jusqu'à présent. Un travelling qu'on ne se lasse pas de suivre et de vivre ; le texte en voix-off exprime l'amertume, la duplicité et la désillusion de l'auteur/écrivain/intellectuel. Il est ressenti par le spectateur qui se sent plus proche, sympathise ou s'identifie à cet être qui souffre de cette réalité qu'il se découvre et de laquelle il était aveuglé.
La séquence de la découverte et de l'extraction du goudron d'un petit buste en bronze représentant Lénine et de son utilisation comme lustre pour une petite bougie est une autre métaphore renvoyant à cette ambivalence et cette duplicité. L'affiche du film (voir image) illustre bien ce dédoublement. La statuette portant la bougie et son ombre/son double. La bougie allumée est posée sur le crâne défoncé (fin d'une certaine idéologie) de la statuette de Lénine d'où se dégage une lumière qui anime le logis sale et délabré et allume la cigarette de l'écrivain. Fin des illusions représentant une certaine idéologie. Nourriture de l'esprit (cigarette) et lumière illuminant l'espace physique et rendant possible l'écriture des notes que l'écrivain enregistre sur des feuillets.
Une autre illustration de cette ambivalence est la séquence du moussem et des préparatifs qui le devancent. Tonton achète un beau cheval à crédit. Une fois le moussem terminé, il sera dans l'impossibilité d'honorer le crédit. La société créditrice saisira le cheval. Tonton empruntera un autre crédit pour acheter un nouveau cheval qu'il montera lors du moussem prochain et ainsi va la vie…
L'ambivalence atteindra son paroxysme quand l'auteur traite de la montée de l'intégrisme. Il sera de nouveau sans indulgence. Les intégrismes existent tant en Occident qu'en Orient. Des images d'archives de la deuxième guerre mondiale, montées sur un fond de musique émotive et guerrière, seront témoins de cet intégrisme/fascisme/nazisme qui a été la cause de millions de morts. "Le monde est-il devenu fou ?" s'écrit-il. Et en se mémorisant ses longues années passées en Europe, il ajoute : "je pensais aller dans le pays de la culture et de la civilisation mais en vérité je me suis retrouvé dans le grand laboratoire du folklore où chaque jour et en grande pompe on assistait à l'impitoyable spectacle de l'aliénation humaine…".


Le film Réveil qui a obtenu le prix de la critique au Festival national du film marocain organisé à Tanger en 2005 et la mention spéciale pour la meilleure image au Festival du cinéma africain de Khouribga, en 2006, est un film qui dérange, qui perturbe les attentes par son langage recherché et son esthétisme raffiné.
Est-il vraiment un OVNI dans le cinéma marocain comme aiment le répéter et l'écrire certains critiques ? C'est peut-être tout cela à la fois mais en même temps, c'est un film qu'on ne finit pas de découvrir, de lire et de relire et, aussi et surtout, de l'aimer.

Ahmed EL FTOUH

Films liés
Artistes liés
Structures liées