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La métaphore du père
TEN'JA (Testament), de Hassan LEGZOULI
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 11/05/2006

Le nouveau film de Hassan LEGZOULI, Tenja, actuellement sur les écrans marocains (plusieurs semaines après sa sortie parisienne), s'inscrit dans une double appartenance cinématographique. Pour commencer, c'est indéniablement un road movie dans la pure tradition ouverte par un certain cinéma américain qui a pratiquement instauré un genre à part entière, porté ainsi par la splendeur et le gigantisme de l'espace américain. Tenja va dans ce sens puisque son protagoniste quitte un point originel, en l'occurrence le nord de la France (Lille) pour une destination au cœur de l'Atlas marocain. On voyage (par voiture) et on voit de l'espace. L'autre appartenance inscrit le film cette fois dans une tendance cinématographique dite de la filiation tournant globalement autour du rapport avec le père. La sélection officielle de Cannes 2005 nous avait servi une variation à plusieurs niveaux autour de cette thématique (L'Enfant, Broken Flowers, le film de Wenders…). Nordine, le personnage principal de Hassan LEGZOULI va effectuer un voyage au pays d'origine de ses parents. Il y va presque forcé : sa mère l'invite à réaliser le dernier souhait de son père, son ultime désir, celui d'être enterré au pays. C'est donc pour accompagner un cadavre qu'il effectue ce trajet qui va vite se révéler dans sa dimension initiatique. La scène d'ouverture nous donne des indications qui autorisent l'hypothèse de lire Tenja comme trajet / un projet d'apprentissage : nous découvrons en effet Nordine (Rochdy Zem) à l'intérieur de sa voiture 4X4 qu'il fait passer au lavage automatique. Enfermé dans son univers, protégé de l'extérieur, il vit dans un cocon. Le temps que sa voiture traverse la machine nettoyante, il reçoit un appel ; on comprendra que c'est un appel décisif qui changera le cours de sa vie. Comme la voiture qui passe d'un état à un autre (un état meilleur puisque elle devient plus propre, proche de l'état originel) notre héros subira une opération identique, par le bais du voyage effectué il redevient un autre. Le rapport avec son père, jusqu'ici réduit à ce que l'on appellerait des rapports fonctionnels, domestiques prendront à l'occasion de ce voyage une nouvelle dimension, disons inscrite cette fois dans le registre culturel (voire le rôle de la chanson) et spirituel (voire la scène de l'enterrement).

Ce voyage vers le pays est en somme un voyage vers le père. Non plus le père biologique, puisque physiquement celui-ci est réduit à un cadavre, mais le père symbolique, celui qui lui parle maintenant, à travers le silence de la mort, le langage de l'appartenance ; ce sera un faisceau de signes que Nordine apprendra à décoder, intégrer dès son arrivée à Tanger. Les événements, les personnages, les lieux qu'il est appelé à vivre, à côtoyer, à visiter… sont alors des chapitres d'un programme, celui de l'altérité. Ils seront les indicateurs de son évolution. Dans sa communication téléphonique à sa mère, au début du récit, lorsque à Tanger on lui signifie qu'il ne peut faire sortir la dépouille de son père sans compléter les formalités administratives, on le découvre encore empêtré dans ses clichés sur l'autre. Il est l'étranger confronté à l'exotisme, dans toutes ses variantes (la scène de la bureaucratie administrative est à lire dans ce sens). Plus tard, au terme du trajet et une fois de retour vers ce point de transit qu'est un port, on le découvre changé, ayant intériorisé la différence : il est maintenant étranger à lui-même car "il a intériorisé l'autre" comme nous l'enseigne la pensée de Julia Kristeva. Le facteur culturel décisif mis en avant par le film est l'hospitalité. C'est elle qui favorise la transition : perdu et désespéré à Tanger, Nordine est accueilli par Mamoune, ce fou du village, personnage emprunté à l'univers romanesque de Choukry (écrivain emblématique de la ville du Détroit) ; sur la route, il accueille la jeune fille qui elle-même le reçoit chez elle et l'accompagne dans son voyage ; tous les deux seront accueillis par les villageois et finalement la boucle sera bouclée quand Nordine lie un pacte avec Mamoune.

Le film offre une autre lecture, plus cinéphilique, c'est-à-dire en liaison avec la mémoire et notamment par rapport au magnifique court métrage de Hassan LEGZOULI, Quand le soleil fait tomber les moineaux ou Laadrej (du nom d'un village amazigh de l'atlas). Nous avons parlé du paradigme de la filiation ouvert par le film. C'est un paradigme qui fonctionne aussi pour comprendre la jeune cinématographie de l'auteur. Tenja prend une autre dimension quand on l'aborde dans cette perspective de prolongement de Laadrej. Le nom est d'ailleurs cité dans le long métrage puisque c'est le point de destination, le terme du voyage, là où le père va être enterré. C'est un hommage appuyé à un espace, pour une fois réhabilité par le cinéma. La partie qui s'y déroule est pour moi la plus forte, la plus intense, chargée d'émotion et de symboles. Hassan LEGZOULI signe ici une double déclaration d'amour : à une langue et à un espace. Mais un espace abordé à deux reprises sous le signe du deuil. On enterre dans les deux cas de figure (dans le court comme dans le long, on peut parler d'une scène fondatrice, celle du deuil).

Il y a dans le cinéma de Hassan LEGZOULI comme un souffle de nostalgie : la caméra filme un temps perdu, et capte des corps qui s'articulent à un temps-espace qui s'en va, des vestiges d'une mémoire.

Mohammed BAKRIM (Maroc)

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