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Quand la liberté devient un destin
Mémoire en détention (Dakira Moatakala)
critique
rédigé par
publié le 26/08/2005

Le Maroc vit depuis un certain temps une certaine effervescence sociale, politique et culturelle dont le mot d'ordre est "tourner la page", s'orienter vers l'avenir et accompagner les victimes des "années de plomb" qui ont eu le courage d'avoir rêvé d'un Maroc plus libre, plus juste et plus respectueux du droit et de la dignité de ses citoyens.

A ce sujet, plusieurs organismes et instances de défense des droits des victimes de ces années de la honte ont vu le jour et se sont fixés pour objectifs d'apporter des lumières sur des aspects ténébreux de notre histoire contemporaine.



Ces expériences douloureuses ont été le thème central de plusieurs romans, récits autobiographiques et même des B.D. [Bandes Dessinées] Le cinéma aussi a abordé cette même thématique et on pourrait citer des titres comme Ali, Rabia, ...et les autres de Ahmed Boulane, Jawhara de Saad Charaibi, La chambre noire de Hassan Ben Jelloun et Mille mois de Faouzi Bensaïdi. Cela prouve, peut-être que le cinéma permet de restaurer la mémoire collective, d'exprimer la souffrance de l'être, mais aussi de participer à la mise en place d'une sorte de catharsis qui soulagera certainement ceux qui vivent encore les expériences citées comme des brûlures dans leur corps et leur imaginaire. Un des derniers films à soulever la dualité emprisonnement/ liberté ou mémoire / oubli est le film Mémoire en détention du cinéaste marocain Jilali Ferhati.

Ce film, réalisé en 2004 a déjà obtenu plusieurs prix (Prix du scénario au Caire, Grand Prix du festival du film méditerranéen de Tétouan, Faucon d'Or au festival du film arabe de Rotterdam, Prix de la meilleure réalisation au festival du film maghrébin d'Oujda…). Il se présente à la fois comme une quête et comme une enquête : c'est une quête désespérée d'une certaine paix intérieure que le personnage principal Mokhtar Aliouni s'acharne à retrouver. C'est en même temps une volonté de rupture avec un passé lourd de souvenirs douloureux et le besoin irrésistible de comprendre pour pouvoir oublier. Puis il y a cette femme que le spectateur n'arrive pas, d'abord, à identifier, à comprendre les motivations. Mais de fil en aiguille on apprend qu'elle revient d'un long voyage, après une longue absence forcée, traînant derrière elle un passé lourd de souvenirs traumatisants. Elle veut retrouver Ba Mokhtar l'homme dont elle était amoureuse à une période qui n'existe aujourd'hui que dans sa mémoire. Directement après cette courte séquence qui permet au spectateur de faire la connaissance de Zahra (fleur), la caméra nous introduit dans l'univers carcéral pour nous présenter le plus ancien détenu de la prison, si ancien qu'il ne faisait plus la distinction entre les notions d'enfermement et de liberté. Ba Mokhtar est présenté comme un personnage taciturne et renfermé, ou comme quelqu'un ayant subi un choque émotionnel, violent. Il passe son temps soit à méditer dans la cour de la prison soit à arroser inlassablement quelques rares fleurs qui décorent ce lieu de désolation. Cependant, ce qui renforce ce sentiment d'étrangeté chez le spectateur et rend encore plus perplexe le directeur de la prison c'est le refus de Ba Mokhtar de quitter la prison après l'expiration de sa peine. Le temps passé en détention semble avoir annihilé chez le vieillard toute notion d'emprisonnement et, par la même, celle de liberté. De son coté, Zahra, dans sa quête pour comprendre les raisons de la détention de Mokhtar Aliouni et ses camarades, se retrouve chez un officier de police retraité qui l'informe sur le rôle fâcheux joué par le père de Mokhtar et les conséquences qui s'ensuivirent.

Au moment de quitter la prison , le directeur recommande à un jeune détenu, qui s'était lié d'amitié avec Ba Mokhtar, de prendre en charge le vieux et de l'aider à retrouver les siens, et le jeune rebelle, fils d'un ancien prisonnier politique, amoureux du théâtre, accepte volontiers. Commence alors un long périple qui les emmène dans les rues et ruelles de Tanger et les amène à retrouver de vieilles connaissances de Ba Mokhtar. Une amitié et une complicité se tissent entre les deux hommes et quelques séquences du films nous font penser au grand film Central do Brésil dans lequel les mêmes liens unissent un enfant et une vieille femme durant un long voyage à la recherche du père du gosse. Et bien qu'il y ait dans le film une sorte d'enchevêtrement d'itinéraires (celui de Mokhtar, celui de Zahra) le discours narratif parvient à sauvegarder sa rigueur et sa fluidité, en conjuguant avec maestria les possibilités que donnent un montage bien maîtrisé. Ce qui a permis au réalisateur de réussir des raccords entre divers séquences principalement celles dans lesquelles Ba Mokhtar se remémorait les événements qui l'ont emmené à la prison, et nous décelons ainsi une certaine alternance entre le temps de la narration et le temps de l'histoire, ce qui donne aux événements racontés plus de vivacité et de dynamisme. A ce sujet, la séquence qui montre un vieil homme attendant à la porte d'un commissariat, séquence répétée deux fois, demeure certainement un exemple très touchant et prouvant l'efficacité de ce procédé d'alternance cité ci-dessus. Le spectateur apprendra par la suite que le vieillard en question n'était autre que le père de Mokhtar qui attendait, en vain, la libération de son fils, cette libération qui devait être une récompense à la généreuse collaboration du vieux avec les services de la police en dénonçant tous les amis de son fils.

Le grand romancier Milan Kundera dira dans un entretien que l'identité ou le Moi se constitue de l'ensemble de nos souvenirs et c'est cela qui explique qu'on est terrorisé plus par l'idée de perdre le passé que par l'idée de perdre l'avenir. Cela explique, peut-être, pourquoi Mokhtar était hanté par l'idée de ne plus pouvoir maîtriser son passé et de ne pouvoir faire face aux rumeurs faisant allusion à sa lâcheté. Et dans le film, l'oubli est conçu comme une sorte de castration symbolique, idée exprimée d'ailleurs par le jeune Zoubeir lors d'une discussion avec Mokhtar. Cette idée est terriblement exprimée dans la scène où, dans un bar, une prostituée s'approche de Ba Mokhtar et que la mémoire de ce dernier se met en branle et lui revient l'image de l'un de ses bourreaux. Souvenir qui le mène à repousser les avances de la jeune femme et de se renfermer encore plus dans son isolement intérieur.

Le film abonde de séquences révélatrices du désarroi de Mokhtar comme celle où on lui apprend qu'il est finalement libre et qu'il devait quitter la prison dans les plus brefs délais. Cette séquence est d'une grande qualité technique et esthétique. La camera s'introduit par la lucarne de la porte de la prison et nous montre un vieux détenu désemparé, triste de quitter les lieux ou il a passé de longues années .Et bien que Mokhtar était déjà dehors, on avait l'impression qu'il était encore emprisonné.

Le réalisateur semble prêter un intérêt particulier aux détails, avec une certaine sensibilité poétique qui explique peut-être un attachement à ce que on peut appeler un " cinéma pur", et le séquence du cheval errant la nuit en est un exemple de cet élan poétique qui marque plusieurs séquences du film. Cette séquence nous fait penser à un autre film qui traite luii aussi du thème de l'abus du pouvoir qui est le film Les sabots en or de Nouri Bouzid. Et par moments on sent que la caméra nous cache quelque chose, qu'elle ne délivre pas tout ce qu'elle a à sa portée et cela provoque chez le spectateur une sensation d'attente et de suspense surtout lorsqu'on se souvient qu'un certain bandit, nommé lui aussi Mokhtar Aliouni, a pu quitter la prison en usurpant le nom du militant.

Dans ce film, une attention particulière est réservée aux aspects plastiques des images que ça soit au niveau du cadrage des personnages ou des paysages ou au niveau des choix des couleurs.

Le film s'inspire également de la littérature pour donner une dimension universelle à son personnage principal qui finit par ressembler au Don Quichotte surtout dans la séquence des retrouvailles avec la bien-aimée sous les ombres des moulins à vent. La petite école était là pour témoigner de toutes les horreurs qui avaient lieu et pour clamer tout haut que Mokhtar Aliouni était un homme voué à être libre, il n'avait d'autre choix que celui d'être libre.

Abdellatif EL BAZI
Rédacteur en chef de la revue Wechma
(Maroc).
Vice président d'Aflam, association des critiques et journalistes de cinéma (Maroc)

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