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entretien d'ensemble (2/4)
Jillali Ferhati & Hamid Aïdouni
critique
rédigé par Hamid Aïdouni
publié le 07/10/2006

2ème partie de l'entretien mené par Hamid AÏDOUNI avec le cinéaste marocain Jillali Ferhati.

Hamid Aïdouni : On relève une part d'autobiographie dans tes films, est ce que tu te racontes dans tes films ?

Jillali Ferhati : Oui et non, il y a une part de vérité effectivement, mais comme je suis quelqu'un qui s'apparente facilement aux autres, j'ai du mal à dire que je fais des films autobiographiques. Inévitablement, en parlant de moi, je parle des autres, parce que je ressemble à tout le monde, en fait à beaucoup de personnes. Je ne fais pas de ma personne une exception, je fais partie intégrante d'une quotidienneté, donc automatiquement je ressemble aux autres, ou les autres me ressemblent.

Hamid Aïdouni : En racontant les autres, on se raconte aussi un peu.

Jillali Ferhati : Surtout ça, c'est là où on rejoint une sorte d'autobiographie plurielle, une sorte d'autobiographie multiple. Le cinéma ne peut pas être Un. Il y a d'abord l'équipe qui t'empêche d'être Un. Je dirai, la seule chose qui puisse te parvenir et qui soit tienne, c'est quand tu la penses. À partir du moment où tu la penses et tu la fais joindre aux autres, elle est autre, ce n'est plus de l'autobiographie, parce que chacun y trouve du sien. Je pense que dans tous mes films, qu'ils plaisent ou ne plaisent pas, il y a des moments où les gens prennent leur part, s'y retrouvent. Donc, je ne suis plus autobiographique. L'autobiographie, je crois qu'elle est plutôt narcissique, je suis quelqu'un que le narcissisme dérange énormément. Je deviens maladroit quand je me retrouve avec mes propres défauts ; je ne peux pas être objectif, je ne peux pas…

Hamid Aïdouni : L'autobiographie n'est pas forcément une transposition de faits réels.

Jillali Ferhati : C'est tout ce qui émane de toi. Si je garde beaucoup de choses, beaucoup de signes, il y a beaucoup d'éléments, beaucoup de références, de points de repères. Quand il m'est donné de revoir mes films (quand je m'efforce, parce que j'ai du mal à revoir mes propres films, parce que je me revois), j'ai mes repères, les repères dans mes films sont moi. Il y a ceux qui me sont proches, ou ceux avec qui j'ai beaucoup d'affinités, ceux avec qui je partage l'humour qui est très important, fait qu'il peuvent me deviner, mais je ne donne pas une partie de moi en l'exhibant, elle est là en filigrane.

Hamid Aïdouni : J'aimerai bien que tu m'expliques Jillali comment tu concilies cette position qui inscrit ta production cinématographique à la fois dans le cadre de la tradition d'un cinéma d'auteur et qui réclame en même temps la nécessité de faire du cinéma un travail de groupe. Ce travail de groupe est pour toi essentiel.

Jillali Ferhati : Effectivement, les techniciens, les comédiens, sont là à te demander ce qu'il faut faire… les enseignements. J'ai une façon d'être avec l'équipe, qu'elle soit artistique ou technique. Je fais tout pour qu'elles s'impliquent. Il y a toujours une réunion avant le tournage et je leur dis : "il est temps pour ceux qui ne veulent pas tourner ce film de partir. Voilà dans quelles conditions on va tourner, voilà ce qu'on va tourner". Je ne trompe personne, je ne trahis personne, tous ceux qui s'engagent, s'engagent pleinement, je suis encore dans l'honnêteté totale, ce que j'ai envie de montrer doit être honnête, et à partir de là, il y a le fait que le comédien, le technicien, je le motive. Il comprend que la peine qu'on se donne pour ce plan n'est pas vaine, si on doit le faire de cette façon.

Hamid Aïdouni : Et qu'est ce que tu retiens de cette expérience, comment cette méthode de travail est-elle perçue par l'équipe ?

Jillali Ferhati : J'étais venu (quand j'ai tourné Brèche dans le mur) avec plein de scénarios. Je voulais en donner à tout le monde, mais on me l'a déconseillé parce qu'il y avait les trois quarts qui ne savaient pas lire un scénario. Je croyais dans ma tête qu'au lieu de raconter l'histoire à chacun, il valait mieux donner le scénario à chacun et qu'il le lise. Le donner à lire à tous les techniciens, à tout le monde, chose qui doit exister, tout le monde doit savoir ce qu'il doit faire. C'est comme ce qui se passe au théâtre, dans 90% des cas on donne au comédien seulement le texte, le rôle, les pages où il doit parler. Et cela me semble être une autre trahison au comédien. On joue un sale tour au comédien, c'est-à-dire on lui apprend à apprendre son texte, on ne lui apprend pas à connaître une histoire, il ne sait pas dans quel récit il s'insère. Il n'y a aucune sincérité qui se fait et ça, pour moi, est primordial. Pour revenir à La Plage des enfants perdus, j'avais fait mon casting : ma sœur, Safia Ziani et Mohamed Timoude. Et un cinéaste, dont je tairai le nom, me dit : "tu sais, tous tes comédiens sont moches". Moches pas dans le sens de laideur, des canons de la beauté. J'étais vraiment, pas déçu, mais avec cette impression de t'évanouir, parce que tu ne veux pas entendre. J'ai trouvé cela lamentable, et je crois que dans La Plage les comédiens sont d'une beauté extraordinaire, parce que je ne parle pas avec des visages mais avec des sentiments. On vient à cette façon d'aborder des personnages, un personnage est ce qu'il est, il est pris dans l'engrenage. Quand j'ai entendu cette réflexion de la part de ce cinéaste, j'ai été sidéré, on ne peut pas faire du cinéma avec cette façon de voir.

Hamid Aïdouni : À propos de Souad, elle n'a plus joué avec toi depuis La Plage des enfants perdus. As-tu fini par céder à cette critique, sans fondement d'ailleurs, qui te reprochait de faire appel à ta sœur dans le rôle principal ?

Jillali Ferhati : Elle n'a pas joué dans Chevaux de fortune et Tresses. Souad, dans Poupées, ne traînait pas avec elle des tiroirs. Souad tombait des nues. Lorsqu'elle a accepté, elle m'a dit : tant pis pour toi. Elle voulait m'aider, mais elle n'a jamais fait de théâtre.
Pourquoi je l'ai prise ? Parce qu'elle était une cinéphile inconditionnelle. Elle avait, très jeune, un carnet où elle marquait tous les films qu'elle avait vus, le réalisateur, le comédien, son idée. Quand on parlait, je sentais qu'elle parlait d'une certaine comédienne avec une certaine justesse. C'est ça ; je me suis dit, je dois faire ce film avec elle, et dans La Plage, je n'ai pas du tout été trahi.
Il y a des comédiens, des personnes comme Souad ou Salima Belmoumen qui bouillonnent de l'intérieur, pas exhibitionnistes du tout, mais quand elles explosent c'est pour de bon.

Hamid Aïdouni : Chacun de nous a un passé de spectateur et de lecteur. Et le plus souvent, ce passé ne représente pas seulement une référence, des balises pour le présent. Cela nous permet de rêver et d'imaginer une généalogie imaginaire.

Jillali Ferhati : Je suis un autodidacte dans le domaine du cinéma, je suis un homme de théâtre. Je suis donc un enfant adoptif. Une généalogie imaginaire ? Je parlerai de Bergman, de Fellini. Dans la littérature américaine, Herbert Selby Junior, Edwards Halbi, Tennessee Williams, Faulkner, Burroughs. Pour moi, Maupassant, c'était un écrivain du merveilleux, il était très proche de la science fiction et il n'en faisait pas. Il y a un autre que j'aimais beaucoup aussi : c'est Bradbury qui est aussi dans le fantastique et le merveilleux, mais à des degrés autres. Il est plus dans la science fiction que Maupassant. Maupassant, c'est fabuleux, Le horla de Maupassant est quelque chose qui m'a toujours nourri ; Zola aussi.
Parallèlement à la littérature qui était scénarisé, il y avait La Rochefoucauld qui traînait son pessimisme et qui m'a toujours nourri. Pour moi, il était fantastique ce gars là. C'est comme si quelqu'un te disait : attention, tu es dans les sentiers battus, soit original. C'est par la suite que je me suis rendu compte qu'il m'a été utile,
La littérature ? Malheureusement on n'a pas encore résolu la problématique de l'image mais il n'en est pas moins que c'est quelque chose qui m'a toujours nourri. À l'heure qui l'est, je lis nettement moins pour ne pas dire pas du tout.
C'est pourquoi, lorsque je parle de Abdellatif Laâbi et que je dis qu'il est difficilement adaptable dans Le Fou d'espoir (ou Le Chemin des ordalies), (roman, Eddif, Casablanca, 2000), je me demande à quel point j'ai tort de dire ça, parce que le jour où le public apprendra à voir un film dans son contexte, sans avoir de repères, apprendra à voir un film avec ses propres points de repères, je crois que ça irait nettement bien. Ceci arrangerait bien les choses, sans qu'il y ait compromis par rapport à ce que nous allons faire.

Hamid Aïdouni : Et que représente la littérature marocaine dans tout cela ?

Jillali Ferhati : Je me suis toujours plaint du manque de souffle dans le récit et la narration. Le roman a une importance certaine, au bout d'un certain temps dans ce roman on perd le fil et on entre dans des considérations qui n'appartiennent pas au cinéma. Donc, je me dis, si je prends un livre que j'ai envie d'adapter pour faire un long métrage, je me retrouve avec un court métrage, un long court métrage, il y a une histoire qui a quelque chose et puis ça part dans tous les sens, et le sens qui a le plus de présence, c'est celui de la réflexion. Le cinéma c'est de l'image, la réflexion reste pour le public, je crois que le cinéma donne à réfléchir. Donc, j'ai envie d'adapter un roman marocain. J'ai lu pas mal de choses, le problème reste pratiquement le même.
La sincérité de l'image est en cause. Je me souviens d'un sujet que j'ai eu au Bac en philo et c'était (je vais te le réciter par cœur) : personne n'est sujet à des fautes que ceux qui n'agissent que par réflexion. Plus tu réfléchis, plus tu es dans l'erreur. Et moi, je me dis, le cinéma pour moi, c'est ce qui te mord les tripes, il ne faut pas réfléchir le cinéma, il faut le sentir.

Hamid Aïdouni : Ne peut-on pas dire la même chose pour la littérature ?

Jillali Ferhati : La littérature a des lois qui sont beaucoup plus draconiennes que le cinéma, les gens de la littérature se plient davantage, sont beaucoup plus à la merci des lois que les gens du cinéma.

Hamid Aïdouni : Heureusement !

Jillali Ferhati : Les gens du cinéma peuvent se montrer beaucoup plus fantaisistes que leurs collègues écrivains. Il y a tout ce jeu, mais c'est tout aussi magnifique la littérature et le cinéma.

Hamid Aïdouni : À quelques exceptions près, les rencontres du cinéma marocain avec la littérature ne sont pas des plus réussies. Il faut avouer que le champ littéraire marocain comprend des noms et des titres, je dirai, adaptables.

Jillali Ferhati : J'ai vu un film, pour rester dans la littérature , c'est Le Maître et Marguerite de Boulgakov, le film m'avait fasciné…, j'ai lu le texte , je tombais des nues, voilà un livre qui se prête au cinéma, il n'est plus cinéma , il y a des choses comme cela.

Hamid Aïdouni : Il y a aussi Le Nom de la rose.

Jillali Ferhati : Mais il faut voir qui est derrière aussi, cela joue énormément. Jean Jacques Annaud est quelqu'un que j'aime beaucoup, c'est peut être un des cinéastes français que je respecte le plus. Il est sorti du train train télévisuel du cinéma français, à savoir manger devant la télévision, séquences des scènes d'amour, se cracher sur la gueule dans un jardin. C'est les séquences qu'on voit : au bord d'un lac, il y a des choses qui dérangent. il y a très peu de cinéastes à l'heure qu'il est qui peuvent prétendre défendre le cinéma français et maintenir le cinéma français à cette place. Autant j'ai beaucoup appris de Renoir et de Duvivier, autant à l'heure qu'il est, le cinéma français qui s'américanise petit à petit (mais avec cette timidité gauloise) ne m'apporte pas grand chose.
J.-J. Annaud est revenu au cinéma français avec Marguerite Duras, puis il est reparti. L'Ours pour moi est un film fabuleux. Il te réconcilie – c'est ce qui est fantastique dans le cinéma – avec cette vision de l'enfant que tu as perdu. Tout en étant adulte, tu regardes un film avec des yeux totalement dénudés de préjugés autres. Tu vois un animal bouger, s'animer ; il est blessé, c'est tellement humain que tu ne peux avoir que des yeux d'enfants en fait.
Ce qui est extraordinaire avec ce film, c'est que lorsque tu sors, tu te sens encore plus adulte, c'est ce qui me fait dire : on ne raconte pas un film avec ces Matrix qui montent. L'Ours, un comédien ou deux qui étaient fantastiques, voilà ce genre de cinéma qui me plait. Indochine me plaît aussi.

Hamid Aïdouni : Qui te plaît et qui marque aussi ton travail, ton esthétique.

Jillali Ferhati : Je crois que c'est une séance de cinéma Et c'est cette sensation là que je veux raconter : voir un film qui te procure comme une sorte de sérénité et un drame, et tu y crois. Ce cinéma fait de simplicité. Ce que je trouve extraordinaire chez Bergman, il y a plein de détails, tu as l'impression qu'ils n'y sont pour rien.
Un film qui me respecte me plaît, parce qu'il me raconte quelque chose qui me respecte. Et en même temps, il y a un fabuleux respect de l'esthétique, et c'est ça qui est extraordinaire. Tu vois un film et le cadre, il est, tu es pleinement pris et satisfait, tu vois tout.
Le plus beau des cadres est celui où tu peux deviner ce qui est en dehors du cadre, là, tu as capté l'essentiel, alors que l'essentiel, on dit souvent que c'est ce qui est au centre du cadre. Il n'y aurait jamais de centre si tu n'arrives pas à voir les circonférences, c'est des choses comme cela…
Raconter une histoire est à la portée de tout le monde, mais mon souci c'est de pouvoir faire un petit pas vers ces cinéastes que j'ai adoré. Il y a des affinités qui font que tu ne peux faire que ce cinéma là.

Hamid Aïdouni : D'autant plus que dans la production artistique, qu'elle soit cinématographique ou littéraire, se croisent et se neutralisent des intertextes et des interfilms qui ont une double fonction, pour le spectateur, c'est des règles de reconnaissance, et pour le cinéaste, comme tu le dis, une revendication de ces affinités électives.

Jillali Ferhati : Je suis à 1000% d'accord avec toi. Pourquoi ? Parce que j'ai toujours pensé que l'imaginaire [… hésitation], je propose d'ailleurs de remplacer le concept d'imaginaire, d'imagination par autre chose. Au lieu de dire un imaginaire ou une imagination, dire un esprit imaginatif, c'est-à-dire esprit de synthèse. Pour moi, l'imaginaire, en fait, est un ramassis de petites réalités qu'on a perdu de vue, qui se confondent et qu'on retrouve, qu'on ne reconnaît plus, et qui reviennent comme des idées nouvelles
Je crois que lorsque je fais un film, je me dis : je n'ai rien inventé en fait, le seul mérite qui pourrait me revenir, c'est que j'ai eu le courage et la patience de réunir toutes ses idées, toutes ces choses perçues dans le passé et recréer autre chose . C'est comme dans les restaurants, ce sont des choses qu'on récupère et qu'on transforme.

Hamid Aïdouni

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