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Le vol du courlis
Karawan, de Bouchra Ijork (Maroc)
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 25/04/2007

Bouchra Ijork est à la base une comédienne ; mais c'est aussi une artiste qui refuse de s'enfermer dans un rôle ou une spécialité définie : elle joue, écrit et …passe à la réalisation ; elle a tourné dernièrement un téléfilm, prépare un nouveau court métrage. Karawan est son premier film écrit et réalisé dans un contexte d'école. Il a été présenté avec succès un peu partout, notamment à Dakar à l'occasion du festival du film de quartier en 2005.

Il est toujours instructif d'assister à la naissance d'un premier travail. La présentation du premier court métrage de la comédienne Bouchra Ijork s'inscrit ainsi dans une logique informationnelle multiple. Le rituel lui-même de l'avant-première offre une organisation rhétorique éloquente ; il en dit long sur l'état des lieux, les mœurs en vogue, les tensions implicites et les rapports de force. Le film est abordé à travers une circulation d'information qui inclut le lieu, la projection proprement dite, le public, le discours d'accompagnement, les échanges qui précèdent et suivent le film.
La soirée, courte mais sympathique, autour de Karawan a été dans ce sens un discours plein. Elle pose au moins trois éléments de réflexion qui me paraissent essentiels : que nous dit le fait qu'une jeune comédienne passe à la réalisation, un ; le statut du court métrage en général, et du documentaire en particulier, dans la l'économie émergente de notre cinéma, deux ; et enfin, le film lui-même.
Qu'est-ce qui fait donc qu'une comédienne choisisse ici et maintenant de passer derrière la caméra ? Qu'est-ce que cela indique sur les rapports de force au sein du paysage cinématographique ? Il est intéressant de noter de prime abord que la majorité du public présent à la soirée était composée de comédiens ; quelques journalistes et très peu de cinéastes. C'est déjà une configuration révélatrice d'un statut. Le passage est encore à ses débuts, Ijork initie une reconversion sous le regard attentif et chargé d'empathie de la part de ses collègues : quelque part, cette présence n'exprime-elle pas le même souhait ? Le même désir ? Ijork par son pas ne traduit-elle pas un sentiment général ? Est-ce à dire qu'il y a une hiérarchie de statuts ? Et qu'aujourd'hui au Maroc il est plus utile, plus gratifiant de diriger que d'être dirigée ? Y a-t-il un malaise au sein du métier de comédien au point que l'on veut déserter le navire ? Il n'y a pas de causalité mécanique entre les deux situations. On peut même dire que dans la grande histoire du cinéma, beaucoup d'acteurs n'hésitent pas à faire le pas, soit définitivement en embrassant une nouvelle carrière dans une autre catégorie de la profession, réalisateur, scénariste voire producteur, soit, tout en continuant à interpréter des rôles, écrire et/ou réaliser. Il a y même un couple heureux sur les deux tableaux : Bakri et Jaoui. Sans oublier Nicole Garcia ou la référence mythique en la matière : Clint Eastwood.
Bouchra Ijork, lauréate de l'Institut Supérieur de l'Art Dramatique et de l'Animation Culturellle, a certainement son idée derrière la tête. C'est certainement aussi un projet qui se construit dans la durée : on sait qu'elle aime écrire et quand on écrit, on est souvent frustré de voir que le produit final, les images ultimes ne sont pas à la hauteur de ce que l'on avait imaginé. Cela ne manquerait pas de constituer une motivation de taille pour pousser à les réaliser soi-même.

Le choix de passer par une formation
Son court métrage est un film d'école, il est le résultat de sa participation à l'université d'été de la FEMIS, indique qu'il s'agit d'une entreprise pensée.
Mais d'un point de vue externe, nous pouvons postuler que nous sommes en présence d'un indicateur socioculturel qui vient confirmer d'autres signes qui convergent vers un constat : il est de plus en plus difficile d'être acteur au Maroc, surtout quand on est une femme. Ce n 'est pas une question seulement de statut social : c'est un métier aléatoire, fragile économiquement à l'image de l'ensemble des métiers du cinéma. Non ; la difficulté émane du repli culturel que traverse la société. Le triomphe du conservatisme réduit la marge de manœuvre des professions artistiques. Il n'y a qu'à comparer l'enthousiasme du début des années 90 qui a vu l'émergence de la figure de l'acteur comme caractéristique majeure d'un cinéma qui se met à rencontrer un public. Des comédiennes pleines de vie et ne manquant pas d'intelligence et de grâce ont rayonné sur nos écrans. Ce fut éphémère. La plupart ont renoncé au cinéma, ont trouvé refuge au théâtre ou dans des téléfilms du temps où 2M avait enclenché une dynamique de production permettant entre autres d'assurer du travail aux différents métiers d'une production audiovisuelle. Aujourd'hui, il n'y a plus de figure qui s'impose. Chaque cinéaste repart à la découverte d'une nouvelle tête d'affiche. C'est triste, car on ne peut imaginer le cinéma sans stars, sans grandes comédiennes. C'est l'expression du rêve et vecteur de l'imaginaire. Un énorme blocage pèse sur ce désir commun aux spectateurs et aux interprètes.
L'avantage du film de Bouchra Ijork est qu'il offre une lecture métaphorique de cet état de choses. La mise en scène de l'accomplissement d'un désir… sans cesse inachevé. Elle a choisi de nous brosser le portrait d'un danseur libanais installé à Paris. C'est donc au sein du documentaire une variation de genre spécifique qui appelle un regard et détermine un choix. Ce n'est pas une fenêtre sur le réel comme l'on tente d'enfermer le documentaire. Ici, nous sommes franchement dans le coup de cœur. La structure d'ensemble épouse un point de vue annoncé d'emblée. Dès le plan d'ouverture, on découvre la ville de Paris vue de la rue du Maroc. Nous ne sommes pas dans l'objectif standard, mais dans le subjectif. L'instance d'énonciation s'affiche. Une séquence plus loin, on voit la jeune réalisatrice danser avec celui qui va constituer le sujet de sa quête : Alex. Le programme narratif se décline à travers une interrogation : comment capter l'essence d'une identité, ce qui fait qu'une séduction ait lieu ? Il me semble que c'est d'abord une question de durée. La durée par exemple dans une fiction c'est ce qui permet à quelque chose de se transformer ; le temps qu'une relation s'installe, se développe et aboutisse à une émotion. Ici, le format (le court métrage) et le genre (le documentaire) imposent d'autres choix esthétiques pour signifier cette durée et cette transformation. Une situation d'urgence en somme que Bouchra parvient à restituer à travers une double mise en scène : la sienne qui quitte très vite Paris comme espace collectif pour se concentrer sur l'espace privé d'Alex ; et puis la mise en scène qui vient du personnage lui-même. On a alors l'impression que le film se fait à deux : Bouchra et Alex élaborent une dramaturgie commune. Elle, par le jeu de la caméra, du montage et des plans de coupe ; lui par un discours à deux niveaux : tantôt verbal et tantôt chorégraphique. On retrouve alors la question fondatrice du documentaire : comment filmer l'autre, qui rejoint la question qui traverse tout le cinéma : comment filmer pour l'autre (à savoir le spectateur). Dans le premier cas, il s'agit de filmer un corps, filmer une parole. Le corps comme parole, car Alex nous explique que son exil parisien ne s'explique que par le désir de voir son corps s'épanouir à travers la danse et à travers une sexualité qui échappe aux normes dominants. La parole comme prolongement du corps se résorbe à travers ces plans rapprochés qui refusent la posture de l'énonciation classique (les yeux dans les yeux) mais à travers une caméra qui bouge pour capter ici un détail du visage ; là une main. Dans ce premier court métrage de Bouchra Ijork, on entend mais on voit surtout. Une façon qui permet d'ailleurs de neutraliser les contradictions du discours d'Alex : lui qui chante la liberté, il ne se cesse de réitérer son amour pour sa mère. Il s'affiche dans une posture œdipienne : il quitte le Liban, figure du père renvoyant à la frustration et à l'expropriation du moi sexuel pour se réfugier à Paris comme mère de substitution. Du coup le film de Bouchra n'est pas du tout sur l'homosexualité. C'est une fausse piste qui réduit la lecture du film au seul dire du personnage. Non, le sujet du film s'inscrit en filigrane dans sa structure même : à savoir comment assumer un choix de vie. Cela est vrai pour le personnage, pour la cinéaste et peut-être pour le spectateur.

Mohammed Bakrim

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