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La graine et le mulet
Abdellatif Khéchiche : Pudeur et extraversion
critique
rédigé par Ikbal Zalila
publié le 06/12/2008

La graine et le mulet est le film de la maturité pour Abdellatif Khéchiche. Toutes les potentialités de son cinéma trouvent dans ce film leur plein épanouissement. De prime abord, on pourrait ne voir dans ce film que la chronique d'une défaite, celle de Slimane, qui subit de plein fouet les contrecoups de la crise des chantiers navals. Trente cinq ans de dur labeur pour se retrouver licencié faute d'être productif. Slimane encaisse, ne parle presque pas, ses silences en disent long sur ce qu'il a enduré. Un homme de 61ans père de cinq enfants, séparé de sa femme qui tente tant bien que mal de refaire sa vie avec la propriétaire d'un bar hôtel restaurant plutôt miteux. Lilia l'aime comme elle peut et l'héberge. Rym, sa fille, lui voue un amour filial, c'est son rayon de soleil. Elle arrive à convaincre Slimane de monter un restaurant dans une péniche qu'il a achetée et retapée grâce à ses indemnités de licenciement. Le chemin qui mène au restaurant est semé d'embûches, mais la solidarité et l'amour dont est entouré Slimane de la part de ses deux familles finiront par donner forme à son rêve. Voilà pour la trame élémentaire du film.
Slimane est un homme usé, revenu de tout qui n'a même plus la force de la colère Ce corps défait évolue dans un décor qui lui ressemble. Une ville portuaire qui semble avoir été oubliée par le temps, un amoncellement d'épaves témoigne d'un lustre perdu, un paysage de ruines "vendu" à des touristes sous la forme d'une croisière commentée par le fils de Slimane qui explique dans la séquence inaugurale ce qu'était la ville d'antan.. Slimane n'est pas un père indigne, il achète et distribue du mulet à toute sa tribu, en commençant par la mère de ses enfants qui continue à l'aimer en secret, en passant par Karima son aînée mariée à un français collègue de son père, puis finalement à Rym et à sa mère. L'arrivée de Slimane chez sa fille est l'occasion du déploiement d'un très grand moment de cinéma. Cette séquence portée de bout en bout par la personnalité et la qualité de la performance de Farida ben Khétache (Karima) qui crève l'écran par sa présence. Elle est le négatif de son père, énergique, vivante, battante, volubile et en colère, c'est elle qui porte le pantalon dans son couple. Son mari français est un Slimane plus jeune qui sait qu'il vaut mieux se "coucher" et que de toutes façon la mort de chantiers navals est une fatalité. Ce contraste que le réalisateur installe entre les silences de Slimane et l'éloquence de sa fille constitue un des fils conducteurs du film qui est aussi un hommage à ces femmes, à ces mères courage qui font des défaites de leurs hommes des défaites honorables. Le pendant de Karima c'est Rym (Hafsia Herzi) la fille de sa compagne Rym a 16 ans à tout casser, elle adore Slimane. On ne saura jamais par quel miracle Abdellatif Khéchiche réussit à dénicher pour chacun de ses films des jeunes aussi talentueux ; Rym est " phéno-mé-nale", il faut le voir pour le croire et on ne peut ici que s'incliner face à tant de talent, mais aussi souligner une fois de plus l'excellent travail de casting et de direction de comédiens entrepris par Khéchiche. Elle dégage un mélange de sensualité, de tendresse, de douceur et de brutalité qui font qu'on ne voit plus qu'elle durant la seconde partie du film. Slimane est littéralement pris en main par cette sauvageonne qui n'a qu'une idée en tête : concrétiser le rêve de cet homme en qui elle croit au point de payer de sa personne dans une séquence finale d'anthologie.
Khéchiche privilégie la communauté de cœur par rapport aux liens de sang, l'histoire et la culture par rapport à la nature. Slimane en dépit de cinq enfants réapprend à vivre grâce à Rym qui n'est que la fille de sa compagne, Krimo dans "l'esquive" comble avec les copains du quartier l'absence d'un père en prison, Jalel dans "la faute à Voltaire" compense le déchirement de l'exil par une immersion dans un foyer puis dans la vie d'un quartier qui l'accueille à bras ouverts. Ce pari sur la communauté prémunit ses films contre tous les sectarismes et met la question humaine au centre des préoccupations de son cinéma.
Si le style du réalisateur pourrait être apparenté à un style documentaire (avec beaucoup de guillemets), Khéchiche n'est pas l'observateur neutre et distancié de l'évolution de ses personnages, il les filme avec une immense tendresse qui finit par nous conquérir en tant que spectateurs.Le grand repas familial qui réunit tous les enfants de Slimène et leurs conjoints respectifs dans la maison de Souad autour d'un "couscous au mulet" est emblématique de cette amour que porte le réalisateur à ses personnages. On mange, tout en discutant, en évoquant pudiquement le passé pour ne pas froisser la maman, en jaugeant l'intégration du beau frère français en testant ses connaissances en arabe.Une tranche de vie ordinaire rendue exceptionnelle grâce au travail de la caméra et à la qualité du jeu des comédiens. Une mise en scène chorale de la séquence lui imprime une vérité et une chaleur rarement éprouvées au cinéma. Une caméra nerveuse évolue d'un visage à un autre en traquant le soupir de la mère, la complicité des frères, les fanfaronnades du beau frère, les soucis conjugaux de fils aîné coureur invétéré. Ce n'est pas le fait de filmer la parole qui prime (même si Khéchiche est de toute évidence un cinéaste du verbe), des coupes parfois très franches dans le plan évacuent du champ la personne qui parle pour se fixer sur un visage, un détail, une expression alors que le son continue hors-champ. Ce qui intéresse Khéchiche au-delà de la saisie de la parole, c'est la possibilité qu'elle a à fédérer, à créer cette solidarité dans la fratrie, à se faire lien. Cette parole abondante et redondante chez Rym revêt d'autant plus d'importance lorsqu'elle est confrontée aux silences de Slimane dans ces inoubliables face à face où elle où elle essaie de le sortir de sa léthargie. Il y a dans les silences de Slimane les marques de sa douleur, l'expression de sa défaite, et dans la manière qu'a Khéchiche de le filmer et de le diriger une très grande pudeur. Slimane ne se livre pas et le réalisateur évite les écueils d'une surdramatisation qui le mettrait à nu. Rym respire la vie et fait du bonheur de Slimane une affaire personnelle, elle parle pour le convaincre. Plus il se tait, plus elle parle. Tous les moyens sont bons pour le faire réagir et chaque prise de parole est une manière d'essayer autre chose pour le bousculer. Rym ne joue pas, elle est une présence au-delà du jeu. Elle est. Son entêtement, sa tendresse sa détermination finiront par avoir raison des atermoiements de Slimane et lui faire croire et nous avec lui en la possibilité du rêve. Le paquebot restaurant verra le jour envers et contre tous. Le bonheur ! N'eut été l'Histoire (avec un grand H) qui prend le dessus sur la fiction.

Ikbel Zalila

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