AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
25 401 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
Double flamme africaine*
analyse
rédigé par Boniface Mongo-Mboussa
publié le 15/06/2005

Dans son célèbre article publié en 1955 dans la revue Présence Africaine, Alexandre Biyidi, alias Mongo Beti, reprochait à Camara Laye d'écrire une littérature rose dans une Afrique noire minée par les violences coloniales. Chez l'écrivain camerounais, le mot " rose " renvoie à la littérature de gare, à l'exotisme de pacotille. Nous l'utiliserons ici sans a priori. Par rose, entendons simplement : amour.

Parce qu'elle est née dans un contexte de domination et sous le signe du militantisme, parce qu'elle a dénoncé les dictatures et la désillusion des indépendances, la littérature africaine a été souvent analysée à travers le prisme de l'engagement. Il est difficile de dire avec exactitude qui, de l'écrivain ou du critique, est responsable de cette dérive. Probablement les deux.
Remettons les choses dans leur contexte. La littérature négro-africaine s'affirme au moment même où la notion de l'engagement, inventée par Jean-Paul Sartre, domine la scène littéraire. Or, Sartre (on l'oublie souvent) est aussi l'un des théoriciens de notre littérature avec son texte mythique Orphée Noir, préface à l'Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948). Il est probable que l'auteur de La Nausée ait orienté notre propre regard sur notre littérature. Il n'est pas le seul. On peut évoquer les deux congrès de la revue Présence africaine, en 1956 et en 1959, de même que les discours de certains écrivains qui, comme l'a bien montré Bernard Mouralis dans Littérature et développement (1984), tentent de définir ce que doit être la littérature africaine. Les écrivains eux-mêmes pratiquent parfois l'autocensure. Leur " je " est, à cette époque, généralement collectif.
L'heure semble être venue de revisiter notre littérature, notre théâtre, notre musique, notre production artistique et culturelle. Il s'agit de montrer, par détour, une Afrique moderne, qui se cherche, qui s'invente. C'est dans ce contexte que l'arrivée de la collection de romans roses " Adoras " prend tout son sens. Dans son article, Lydie Moudileno nous montre comment, par une sorte de paradoxe fécond, " Adoras " vient au secours de la littérature canonique en fidélisant son lectorat populaire, en ramenant la littérature à l'une de ses fonctions : donner du rêve. Martine Ducoulombier confirme : les adaptations cinématographiques de deux romans, Cache-cache d'amour et Le pari de l'amour, ont été des succès populaires et donnent à voir une autre Afrique, celle du couple moderne. Ce qui n'est pas sans susciter l'irritation des puristes, garants d'une Afrique " authentique " !
Vu du dehors, ce débat peut prêter à sourire. Pourtant, il est fondamental pour l'Afrique contemporaine. D'ailleurs, il n'est pas nouveau. On se souvient que dans les années 1950, il secouait déjà l'africanisme, entre l'approche dynamique proposée par Georges Balandier et celle d'une ethnologie puriste enfermant l'Afrique dans des traditions séculaires. Olivier Barlet amorce le débat dans le champ du cinéma. Il nous rappelle qu'en 1984, le film de l'Ivoirien Désiré Ecaré avait suscité la polémique pour avoir montré pendant une dizaine de minutes une mémorable scène d'amour entre Kouassi et Affoué. Le développement du cinéma populaire élargit dans une certaine mesure cette tradition. Mais à l'inverse de Martine Ducoulombier qui magnifie l'avènement du romantisme africain comme signe de la modernité, Olivier Barlet, tout en saluant la démarche, se veut nuancé. Il souligne l'ambivalence de cette production cinématographique, oscillant entre une initiation émancipatrice du couple moderne et son aliénation.
C'est peut-être ici qu'il convient de convoquer Chéri Samba. Virginie Andriamirado analyse la façon dont le travail plastique du peintre kinois célèbre les comportements amoureux de ses compatriotes, tout en les désacralisant à l'aide d'une ironie jubilatoire, voire carnavalesque. Kinshasa est sans doute l'une des capitales africaines où l'amour est le plus magnifié, où, comme le montre Didier Gondola, la complainte amoureuse demeure le genre musical dominant. C'est aussi le laboratoire d'une modernité africaine, où la femme, et particulièrement la ndoumba (cette " prostituée " de luxe qui choisit ses amants et s'en sépare librement), est le personnage principal des poèmes-chants.
Il n'est pas dit que la tendance actuelle de la chanson congolaise, éminemment dansante, possède les mêmes vertus artistiques et émancipatrices que celles décrites par Didier Gondola. Sur ce plan, le texte de Gérald Arnaud est édifiant. Il nous rappelle que la chanson amoureuse, telle qu'elle a été immortalisée par Wendo Kolosoy dans sa célèbre Marie-Louise, diffère ostensiblement d'un Premier Gaou, " qui raconte comment un pauvre type a été quittée par une femme pour des raisons bassement financières… ". Bref, un véritable pied de nez à l'Afrique rose !
Si la chanson contemporaine ramène le romantisme à terre, la poésie apparaît comme le lieu par excellence où le fait amoureux prédomine. On le rencontre également dans le théâtre contemporain, particulièrement chez Koffi Kwahulé, dans certains textes canoniques du roman africain comme Les soleils des indépendances, dans Lalana de Michèle Rakotoson qui met en scène la relation homosexuelle. On la contemple aussi dans la photographie contemporaine suggérant un érotisme " tropical ", dans le travail plastique de Ghada Amer qui procède à une " réécriture " et une subversion de l'érotisme arabe, par ailleurs mis en perspective et contextualisé par l'anthropologue Malek Chebel.
L'Afrique rose, c'est aussi l'Afrique des traditions de séduction, des parfums envoûtants des femmes soudanaises décrites par Frédérique Cifuentes aux petits pagnes des Sénégalaises racontés par Sokhna Fall. C'est une Afrique qui rêve d'amour – en dépit des réalités parfois cruelles dont nous parlent Yvette Mbogo et Sabine Cessou.
Vous l'aurez compris : nous voulons donner à voir une autre Afrique. Celle qui aime, qui fait l'amour, qui le décrit, qui l'analyse, qui le met en scène, qui l'exalte. Notre parti pris est clair : tourner le dos à l'Afrique des violences pour chanter l'espérance. Comme l'écrit si bien Jean Guitton dans L'Amour humain (éd. Montaigne, 1948) : " …l'amour humain n'a pas fini sa carrière. Son caractère est de renouveler, de proposer une réponse neuve à des problèmes inédits, de ne jamais croire à la cessation et aux catastrophes, en somme de se donner à chaque crise de toutes choses l'élégance d'une aurore et d'un nouveau départ dans la paix et dans la promesse. Plus l'humanité avance, plus sa route s'élargit, plus donc elle peut espérer. Et l'amour a rapport avec l'espérance. "

Boniface Mongo-Mboussa

Artistes liés