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La censure au cinéma, de Hollywood à Dakar
analyse
rédigé par Thierno Ibrahima Dia
publié le 02/12/2016
Ceddo de Sembène Ousmane, 1976
Ceddo de Sembène Ousmane, 1976
Extrait de Njangaan
Extrait de Njangaan
Extrait de Afrique-sur-seine
Extrait de Afrique-sur-seine

Régenter l'expression de la pensée n'est pas né avec le celluloïd. "Il existait à la cour des empereurs byzantins des silenciaires officiels. Ils avaient pour fonction de faire taire les perturbateurs de tous ordres, afin que règne la seule pensée établie " écrit Michel Maffesoli (1). Analyser la censure (surnommée Dame Anastasie, sainte patronne représentée avec des ciseaux) (2) au cinéma nécessite de prendre en compte l'histoire, le contexte du pays et du film, la dimension sociologique de l'artiste, au sein de la société.

Le cinéma provoque la suspicion, et ce, dès les Kinétescope Parlors (en 1893), avec lesquels le spectateur, individuellement, regarde penché dans une boîte. Le véritable et premier acte de censure au cinéma est provoqué par une Africaine aux États Unis : Fatima Djemille. La longue file masculine, surexcitée et attirée par le mystère de cette boîte et l'attrait de cette femme, a entraîné l'intervention de la police. Les déhanchements de la danseuse égyptienne rameutaient une foule d'hommes. Le résultat ne s'est pas fait attendre ! De larges bandes horizontales à hauteur de hanches et de seins ont strié l'image, afin de donner un voile de pudeur à son énergique danse du ventre. Filmé lors de la Foire internationale de Chicago en 1893 par Thomas Edison, Fatima's Coochie-Coochie Dance est le premier casus belli contre le cinéma. D'autres cas - certains plus fameux que d'autres, en fonction des différentes commissions de censure 3 - suivront au pays de Barack Obama. Des Treize Points 4 de 1921 au code Hays 5, jusqu'au dessin animé Kirikou de Michel Ocelot, interdit aux moins de 16 ans, car l'espiègle garnement ouest-africain apparaît tout nu 6 à l'écran.

CENSURE ET AUTOCENSURE


Définir la censure n'est pas aisée, car elle prend plusieurs formes et engage plusieurs acteurs. Depuis l'État détenteur de la violence légitime, jusqu'au citoyen, qui, parfois, s'octroie un pouvoir de nuisance. Censurer un film, c'est empêcher une rencontre, voire une naissance, entre l'oeuvre et son public. Le créateur lui-même peut le faire, en s'autocensurant. "Dans le cinéma arabe par exemple, qu'elle soit timorée ou audacieuse, la représentation du corps au cinéma a toujours constitué un sujet sensible. Nombreux sont les films qui sont passés sous les griffes de la censure […] Conséquence, aux films tronqués et saignés à vif, s'ajoutent les réalisateurs qui s'imposent un code d'autocensure qui finit souvent par dénaturer le projet initial d'un film", comme le souligne Hanane Essaydi (7). En Grande-Bretagne, la censure arrive tôt. En 1912, l'île Maurice et la Gold Coast (actuel Ghana) sont les deux colonies qui l'appliqueront, aussitôt établie. En France, les commissions de contrôle sont créées dès 1916 ; les colonies françaises en connaîtront les premières mesures en 1921 ; et surtout avec la promulgation du décret Laval le 8 mars 1934 en Afrique occidentale française (AOF). Colin Dupré a fait un impressionnant travail d'investigation sur ce sujet, prolongé par le récent ouvrage d'Odile Goerg. Cependant, l'historienne n'explique pas mieux pourquoi l'OAF et particulièrement le Sénégal, sa capitale, était si en avance dans le contrôle strict des films et disques. La censure agit parfois dans l'espace de projection lui-même. La ségrégation raciale, sévissant aux États-Unis et aussi dans les colonies en Afrique, certaines salles de cinéma sont interdites aux Noirs ou alors il existe des espaces réservés, selon une classification raciale. À Dakar, des salles comme Al Akbar (quartier Jet d'eau) ou Liberté (quartier Grand Dakar, face au stade Demba Diop) ont gardé la répartition spatiale, issue de la période coloniale française, avec trois niveaux. Le plus proche de l'écran, inconfortable et moins cher, est appelé Gettu Bèy - prononcer "Guéttou Bèye", littéralement "parc à chèvres", en wolof. Ce niveau était réservé aux sujets indigènes, autrefois. Celui du milieu était pour les évolués ou les indigènes citoyens. La catégorie située au fond de la salle était pour les colons, qui, ainsi, dominaient du regard tout l'espace. Dans les nations socialistes, le mot d'ordre de Lénine régnait en maître : "pour nous le cinéma est le plus important de tous les arts ". C'est ce qui explique peut-être que Conakry devint l'un des pays africains les mieux équipés, grâce à la coopération avec l'Allemagne de l'Est. Dans les colonies belges, malgré quelques ateliers menés vers 1950 autour d'Albert Mongita, les Congolais mettront du temps avant d'accéder à la caméra.
Ce tour d'horizon historique est utile pour expliquer à la fois comment le cinéma a été confronté à la censure et à son pendant, l'autocensure, dès ses débuts, et pourquoi les Africains accèdent tardivement à la réalisation, c'est-à dire majoritairement après les indépendances de 1960, mis à part l'Égypte (le Pacha y avait une marge de manoeuvre, se jouant de la présence d'une forte diaspora italienne) et l'Afrique du Sud (l'industrie était aux mains des Blancs, avant même l'adoption de l'apartheid en 1948). Le Maroc aussi est un cas particulier : le Centre cinématographique marocain (CCM) voit le jour en 1944, deux ans avant la création du Centre National de la Cinématographie (CNC, Paris) en 1946. La mise sous tutelle coloniale a d'abord essayé de saper les bases culturelles des peuples africains, comme le souligne Cheikh Anta Diop, dans Nations Nègres et Cultures et dans Civilisation et Barbarie. Un cinéma "indigène" ne pouvait donc prospérer. Après les indépendances, la France tiendra un rôle essentiel dans le financement des films réalisés par ses anciennes colonies, mais pour mieux les contrôler.

QUELQUES CAS CÉLÈBRES

Dès les débuts du cinéma sénégalais, voire bien avant, la censure se manifeste. Les autorités françaises ont recours au décret Laval (1934) pour empêcher Paulin S. Vieyra et ses compagnons de tourner en Afrique. Son Afrique-sur- Seine (1955) se tourne quand même, mais à Paris. Le régime senghorien impose des coupures à Mahama Johnson Traoré et Sembène Ousmane, qui sont sans ménagement avec la tartufferie, avec respectivement Njangaan (1975) et Ceddo (1976). Dans Njangaan, Traoré livre une critique sévère, à travers l'histoire tragique d'un petit talibé, élève-mendiant d'un marabout sans scrupule. Le pouvoir de Senghor procède par opportunisme, surtout quand cela touche la religion. Les marabouts étant les puissants alliés du régime, délivrant des consignes de vote à des masses endoctrinées. Le cas de Ceddo (1976) est plus complexe, il excède le cinéma. Le film raconte comment un groupe de musulmans s'installe dans le royaume de Biram Thioub qu'ils assassinent, puis impose à sa fille de se marier avec l'imam, leur chef. Pour censurer Ceddo (le "soldat"), le régime senghorien ne cite pas le motif religieux. Il avance sous le prétexte d'une argutie linguistique : le titre du film devait être Cedo et non pas Ceddo. C'est un débat de spécialistes. Pour faciliter la lecture du titre en français ("tiédo"), le CLAD (8) demande de l'écrire en wolof "Cedo" (avec un seul "d"), d'après les recommandations d'un linguiste autrichien, ignorant la phonologie wolove. La transcription phonologique exacte n'étant pas [tjedo], mais bien [tjeddo], ce qu'on appelle une "gémellisation", parce qu'on prononce le mot avec deux "d". C'est aussi un combat de filiation. "Les tenants de la gémellisation" se placent du côté de Cheikh Anta Diop, l'ennemi politique de Senghor. Ce qui n'arrange pas les choses. Senghor interdira le film, comme il le fera, plus tard, avec Kaddu, le journal de Pathé Diagne, sur le même prétexte. L'exemple du Sénégal fait dire à Tracy Snipes (9), politologue, que contrairement à la théorie de Theodore Lowi, pour qui les politiques (culturelles, économiques, au sens anglais de "policy") déterminent la politique (au sens anglais de "politics"), c'est plutôt l'inverse qui se produit. C'est le politicien qui oriente les politiques culturelles. Le cinéma n'échappe pas à cette loi.

TROUBLE ET DÉPROGRAMMATION

La censure n'est toutefois pas l'apanage de sociétés totalitaires. Au contraire dans des pays où la liberté d'expression n'est pas toujours garantie, des oeuvres critiques trouvent des financements publics et sont diffusées. La libre opinion n'est jamais acquise une fois pour toute. En 2016, la Sierra Leone interdit Tribal War, après avoir emprisonné le réalisateur et le producteur : Alpha Sibbie et Sheku Ngaojia, accusés de vouloir conduire à une nouvelle guerre civile, avec leur film de fiction (retraçant seulement des événements historiques). Cette même année en France, le maire d'Argenteuil censure deux films qu'il juge polémiques - pour éviter des réactions éventuellement véhémentes : Le Sociologue et l'Ourson (où des peluches racontent l'instauration du mariage pour tous dans l'Hexagone) et 3 000 nuits, une coproduction franco- palestinienne sur une institutrice palestinienne qui accouche dans une prison israélienne. En janvier 2015, toujours en France, Timbuktu d'Abderrahmane Sissako est déprogrammé (puis reporté) à Villierssur- Marne, par "mesure de sécurité" et craignant que le film fasse "l'apologie du terrorisme", selon le maire cité par le quotidien Le Parisien. À Dakar, Karmen Geï (adaptation du Carmen de Bizet) est toujours officiellement indiffusable : la commission de censure, devant statuer sur ce film retiré des écrans pour troubles à l'ordre public, ne s'est toujours pas réunie depuis septembre 2001.Il est néanmoins possible de le voir en dvd ou sur internet, le cinéaste Joseph Gaye Ramaka ayant rendu ses films libre d'accès. Mais les censeurs n'obtiennent pas toujours gain de cause. C'est l'inverse qui, parfois, se produit. Mus par le besoin de se faire leur propre religion, les spectateurs peuvent se ruer vers l'objet qu'on prétend leur interdire. Le Camerounais Jean-Pierre Bekolo l'a compris avec Le Président - Comment sait-on qu'il est temps de partir (2013, docu-fiction), mettant en scène le départ de Paul Biya, du pouvoir. Bekolo choisit de ne pas demander de visa pour son film, estimant qu'il serait "évidemment censuré ". Après enquête du magazine Africiné, la commission camerounaise de la censure a répondu n'avoir aucun intérêt à l'interdire (même si la présidence a demandé des explications à la ministre de la Culture et que Canal Plus, qui a financé le film, a refusé de le diffuser, indiquant au réalisateur qu'il est "trop politique", comme le rapporte Olivier Barlet). Autrement dit, Le Président a été affublé du sulfureux label de la censure par son auteur lui-même, certains critiques et des festivals, sans l'avoir jamais été officiellement, en vrai. Ici, le cinéaste a utilisé la censure à son profit. Les censeurs prennent souvent prétexte de possibles troubles à l'ordre public pour sévir. Or comme le dit Maffesoli, "de nos jours, l'on confond l'opinion publique et l'opinion publiée. Celle-ci (la publiée) est bien une opinion, mais elle se veut savoir, expertise, voire science. Alors que celle-là (la publique) est consciente de sa fragilité, de sa versatilité, en bref de son humanité." (10) Le récepteur a désormais un pouvoir encore plus grand d'agir sur la communication. Celui de le faire savoir au plus grand nombre et facilement (il est facile d'exprimer par les réseaux sociaux sa désapprobation et de recevoir des clics). Pour Derral Cheatwood, cité par Snipes : "L'artiste est vu-e à la fois comme le représentant anonyme de sa culture et un génie isolé et critique de cette culture. C'est le conflit irréconciliable qui sous-tend toutes les discussions sur la politique publique et les arts dans la société moderne". Le regretté artiste plasticien sénégalais Ismaila Manga disait dans le film Baatu Xarala - Paroles de plasticiens (Thierno Dia, 2004) qu'en tant qu'artiste, il "traduit sa société et, souvent, va à l'encontre de sa société. Il en est de même des autres arts, cinéma compris, même si le monde du divertissement cherche à imposer une forme de consensus à tous."

Thierno Ibrahima Dia

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