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"L'effet" Francis Bebey, entre mémoire et contemporanéité
analyse
rédigé par Franck Tenaille
publié le 01/06/2002

Que nous disait Francis Bebey ? Quel fut son impact et ses choix ?

Dans le sillage de mai 68, un certain Francis Bebey se produit au Centre culturel américain à Paris avec un répertoire parfumé au chant bantou et à la polyphonie pygmée. Pour le public plutôt baba folk de l'époque, cette prestation est fort singulière. Que connaît-on, en effet, de la musique africaine ? De fait, l'ex reporter de la Sorafom (Société de radio-diffusion de la France d'outre-Mer, ancêtre de R.F.I.), celui qui, recruté par l'Unesco, y a développé le département musique, joue alors les précurseurs (avec Manu Dibango et Pierre Akendengue) d'une vague "black" qui ne touchera le grand public qu'une bonne décennie plus tard, par Toure Kunda, Salif Keïta, Mory Kante, Youssou N'Dour interposés.
Si le spectateur est charmé, c'est qu'au-delà de l'exotique d'une musique, ce chanteur a une manière particulière de nouer relation avec son auditoire. C'est qu'il y aura toujours chez Francis Bebey un peu d'anthropologue caché derrière le concertiste, et il ne cessera jamais d'amener l'oreille et le regard occidentaux à se poser des questions, à vivre la belle notion du relativisme culturel. Une démarche sous tendue par un constat fatal : "L'Occident nous dit que la musique c'est l'art de combiner les sons d'une manière agréable à l'oreille et l'Afrique nous dit que la musique, c'est l'art de vivre les sons qui peuvent être musicaux". Et lui, à sa manière, tout au long de son aventure artistique, de proposer d'autres clés de perception et de compréhension, empruntées au joueur de mvet gabonais ou au griot mandingue, celles d'une terre où le quotidien prosaïque et le mythe, le mystère des origines et le plaisir du rire et de la danse, le particulier et le collectif, jouent à cache-cache, et foin des manies classificatrices européocentristes. Par là, Francis Bebey, sans tapage, avec parfois une candeur troublante, assumait une ethno-pédagogie, laquelle faisait que ses concerts étaient empreints d'une jubilation née du sentiment d'avoir partagé quelques secrets forts anciens, dits ou suggérés.
Roman, conte, musique... cette dispersion des investissements ce fut, en quelque sorte, sa marque de fabrique. Elle explique qu'en dépit d'une importante production, Francis Bebey aurait pu enregistrer plus et bénéficier de meilleures conditions discographiques et donc qu'il nous laisse un peu sur notre faim. C'est qu'il y avait en lui mariage d'un artisanat au niveau de sa création définie selon ses propres rythmes, et d'une philosophie d'un homme qui savait d'où il était parti lorsqu'il s'était agi de commencer à remettre en cause le fameux échange inégal entre pays dominants et pays dominés.
Et donc si "effet" Francis Bebey il y a, on doit donc prendre en compte son principe de combustion (selon quelles déterminations économiques il a produit) et sa généalogie intellectuelle, qui fournit un mode de lecture de sa trajectoire. Arrivé en France en 1951, impliqué dans le mouvement étudiant panafricain, Francis Bebey fut en effet partie prenante d'une génération qui d'un handicap (la colonisation et son corollaire, l'aliénation) fit un motif de ressourcement puis de dépassement. Mais une génération, qui parce qu'elle était cernée par les contingences de l'Histoire, inscrivit sa réflexion dans le long terme (ce qu'attestent les écrits des acteurs du mouvement de la Négritude, les contributions de la revue "Présence Africaine", les travaux d'un Cheikh Anta Diop...), joua la carte de la confrontation des oeuvres, le dialogue des cultures, pour faire avancer le dossier d'une reconnaissance anthropologique du continent noir. Sur le terrain qui était le sien, Francis Bebey évoqua plusieurs fois où ils situaient les lignes de force de son travail : "La musique africaine a une dimension magique, métaphysique qui permet de toucher le son, de toucher l'intangible et donc l'invisible. Sans cette conception de la vie et de la musique comment expliquer que les peuples d'Afrique puissent vivre dans le plus grand dénuement parmi des civilisations bourrées de richesse sans en crever d'envie. Ce sont ces racines profondes que nous devrions apporter aux Occidentaux qui croient définir la Civilisation avec un grand C". On peut, à posteriori, pointer les contradictions des ambitions d'une époque souvent bousculée par les radicalités plus immédiatement politiques liées aux mouvements d'émancipation, on ne peut nier la qualité du grain semé.
En tout cas, le Francis Bebey qui en son temps prit la peine d'envoyer son premier vinyle à Léopold Senghor, un des acteurs décisifs du mouvement de la Négritude, indéniablement, a avancé fidèle aux idéaux d'hommes et femmes qui entendaient défendre et populariser "l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir". Pour autant, esprit frondeur, il a utilisé plusieurs véhicules et codes. Quand la reconnaissance du fait musical africain passait encore essentiellement par l'imprimatur du musicologue, il publie "Musiques d'Afrique" (1969), un des premiers ouvrages consacré aux musiques traditionnelles. Écrivain (une douzaine de titres à son actif), il se fait, mezza vocce, le chantre de cette interculturalité à la base d'hybridations qui donnera vie à nombre de musiques du monde actuelles. Représentant de l'Afrique au "Haut-conseil de la Francophonie ", il s'emploie à montrer qu'il n'y a pas contradiction à avoir la gourmandise du français et à défendre les langues nationales et vernaculaires, cela point par nostalgie, mais parce qu'il avait la perception que le pluralisme des origines de la pensée servait en fin de compte l'Humain.
Ainsi, bien avant la vogue de la "world music" réductrice, l'auteur du "Congrès de griots à Kankan" indiquera quel bénéfice il y avait à tricoter les termes de mémoire et de contemporanéité. D'autant que, féru de Brahms ou Haendel, il s'employait à tenir les deux bouts du savant et du populaire, prouvant par ses actes - d'une oeuvre pour guitare et voix (en hommage à Martin Luther King jouée au Carnegie Hall) à une pièce pour le Kronos Quartet, d'un clin d'oeil à Django Reinhardt à une veillée autour de quelques notes de sanza - qu'il ne pouvait y avoir, pour lui, n'en déplaise aux tenants d'arts dits "majeurs", de hiérarchies en ce domaine, instruit qu'il était par ces "tuilages" des polyphonies pygmées, nées des chants d'oiseaux, qui n'avaient pas attendu les théories de l'Ars Nova pour exister.
Ainsi donc, dans le caravansérail Francis Bebey vécurent en bon voisinage le journaliste, le romancier, le conteur, l'essayiste, le compositeur de films, le concertiste, beaucoup d'autres personnages depuis celui de l'enfant fasciné pas le guérisseur du village ou ces veilleurs de nuit jouant de la sanza pour ne pas s'endormir. En vérité cette multiplicité des rôles avait son filigrane. Vieux reliquat de la cosmogonie animiste ? Francis Bebey aimait rappeler : "le mot musique n'existe pas dans la plupart des langues africaines. Mais le nom d'un instrument, comme le n'gomo chez les Doualas, peut désigner à la fois un art divinatoire, un style de musique, une danse, un ensemble de rites et de croyances". Cette idée du "phénomène social total", chère à un Marcel Mauss qui en avait dépeint les cercles successifs, du profane au sacré, fondait chez lui une éthique un peu missionnaire qu'on mettait au compte de l'influence d'un père pasteur baptiste, référence qui l'amusait. Mais s'il fut prosélyte, il le fut par ricochet. Et il fallut l'apparition de nouveaux artistes pour que l'on juge de son doux magistère. Dans le sillage de "Agata" ou de "La Condition masculine" qui confèrent à la chanson humoristique ses lettres de noblesse, s'exprimeront Zao, Hilarion Nguema, Zêdess, Donny Edwood, etc. Adepte d'une chanson dévidant mélodie et voix loin du tout percussif de saison, il montrera la voie à de talentueux songwriters, à l'instar des Lokua Kanza, Ismaël Lô, Henri Dikongue... Et ses recherches sur les techniques vocales, les bruitages, ses questionnements sur la multiplicité des timbres et des rythmes feront aussi école tant aux Etats-Unis que dans la diaspora africaine.
Ainsi, Francis Bebey pour être moins véhément dans son expression que certains de ses pairs (on pense à l'héritage d'un Féla), n'en a pas moins laissé un message très efficace. Car bien avant que la marchandisation du monde ne fasse les ravages culturels que l'on sait, il s'est mobilisé pour la belle notion d'universalité, prouvant par ses actes combien cet l'universel était du local moins les murs. Ce qui revenait à encourager ses successeurs à ne pas brader leurs héritages, à exprimer leurs environnements, à entendre la voix du temps, à se fier à leur sextant culturel, c'est-à-dire à trouver confiance en eux (individus, clans, peuples...) quelles que soient les promesses et les sirènes des prédateurs de la planète. Mode d'emploi pour un monde pressé, oublieux de lui-même ? Si avec lui, voix, sanza, ndehou (flûte pygmée), talking-drum, grelots, djembé, guitare... retrouvèrent les chemins de la brousse, s'il a si bien su rendre la quiétude du pays quand la nuit prend ses aises et que la palabre rassemble, c'est qu'il savait que le griot avait été un des premiers tisseurs de "toile" (l'autre nom d'Internet). Pour preuve, "Dibiye" (l'intelligence en douala), un de ses derniers opus, confondant de douceur, de gravité légère, dans lequel il établira des correspondances entre l'imaginaire africain le plus intime et le présent, la pulsation pygmée suggérant celle des trip-hoppers, le chant incantatoire renvoyant à l'hypnoptique de la dance, la réminiscence d'un "Stabat Mater Dolorosa" évoquant on ne sait quel génie tutélaire de la savane. "Écoute plus souvent les choses que les êtres, écoute dans le vent les buissons en sanglots, c'est le souffle des ancêtres. Ceux qui sont morts ne sont pas partis, ils sont dans l'eau, ils sont dans le vent".

Frank Tenaille

© Frank Tenaille, journaliste, auteur de "Le Swing du Caméléon, musiques africaines 1950-2000", Ed Actes Sud.

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