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L'humanisme discret de Francis Bebey
analyse
rédigé par Boniface Mongo-Mboussa
publié le 01/06/2002
Francis Bebey reçoit le prix Saint-Exupréy pour L'enfant Pluie, 1994
Francis Bebey reçoit le prix Saint-Exupréy pour L'enfant Pluie, 1994
Francis Bebey et les lauréats du prix Saint-Exupréy
Francis Bebey et les lauréats du prix Saint-Exupréy

Dans un article consacré à l'histoire littéraire de l'Afrique subsaharienne francophone, Mohamadou Kane critique l'approche événementielle, qui consiste à juxtaposer les faits, là où le bon sens exigerait une démarche intertextuelle et une simultanéité des actes. Evoquant par exemple l'approche des historiens de la Négritude, il écrit : "La revue, si rapide soit-elle, des essais d'histoire littéraire, manuscrits pédagogiques, anthologies révèle une situation encore plus alarmante. On découvre des omissions délibérées, des silences embarrassés, des écrivains bannis…On constate alors les abus de bilans et panoramas, leur effet cumulatif et leur absence d'approfondissement. Comment expliquer le silence de l'excellent Dictionnaire des œuvres littéraires négro-africaines de langue française d'Ambroise Kom au sujet de nos premiers écrivains : Amadou Dugay Cledor Ndiagne, Bakary Diallo et avant eux, les métis de Saint-Louis du Sénégal, l'abbé Boilat, Léopold Panet, Frédéric Carrère, Paul Holle, qui les premiers, ont produit des œuvres littéraires modernes en Afrique noire de langue française. " (1)
A bien y voir, Mohamadou Kane, n'est pas le seul à s'interroger sur ces omissions. Récemment, Bernard Mouralis, dans un article consacré aux Esquisses sénégalaises de l'abbé Boilat, critiquait ce qu'il appelle le finalisme, visant à écarter de l'histoire littéraire certaines œuvres qui n'entrent pas dans un cadre spatio-temporel défini au préalable. (2)
Même si Francis Bebey n'a pas souffert d'un tel ostracisme, il n'en demeure pas moins vrai que son œuvre littéraire, du reste importante, na pas toujours bénéficié de la visibilité qu'elle mérite. (3) Ceci s'explique (en partie) par la genèse même de la littérature africaine. Née dans un contexte de domination sous le signe du militantisme, elle a eu tendance a valoriser des textes engagés. Le parrainage de Sartre (père de l'engagement en littérature) à travers l'introduction-manifeste à l'Anthologie nègre et malgache de Senghor a renforcé cette attitude et marginalisé par-là même certaines œuvres qui ne répondaient pas totalement aux canons de l'écriture engagée telle que l'entendait J.P. Sartre. C'est précisément le cas de Francis Bebey, un écrivain qui nous parle à voix basse avec un sens aigu de la légèreté.
Ce libelle, loin d'être exhaustif, vise à montrer l'actualité littéraire de Francis Bebey et souligne son importance dans l'histoire littéraire de l'Afrique contemporaine.
Pour évoquer son œuvre, je m'appuie essentiellement sur deux textes. Le Ministre et le griot (4) et Concert pour un vieux masque (5).
Avant d'être un roman social, Le Ministre et le griot est d'abord une histoire d'amitié entre Keïta Dakouri, d'ascendance noble et Demba Diabaté, issu de la caste des griots. Désigné Premier ministre de son Etat, ce dernier nomme son ami d'enfance ministre des Finances. Jusque-là, leur amitié résiste à toute épreuve, malgré l'hostilité de la mère de Keïta Dakouri, qui digère mal, "l'insoumission" de son fils à un homme d'ascendance griote, fût-il Premier ministre,. Le jour des fiançailles de Keïta Dakouri avec la belle Aissata Keïta, donne à Binta Madiallo (la mère du ministre des Finances) l'opportunité de prendre sa revanche sur le Premier ministre du pays. Elle interdit à Demba Diabaté de participer à la fête de son fils : on n'invite pas un griot à sa table, fût-il le meilleur ami de son fils. Conciliant, Demba Diabaté accepte le verdict de Binta Madiallo et trouve de commun accord avec son ami Keïta Dakouri un alibi pour justifier, aux yeux du pays, son absence au mariage de son ministre des Finances. Mais très vite, la rumeur, ce contre-discours officiel, découvre le pot aux roses. Commence alors des marches de protestations réclamant le départ du ministre des Finances du gouvernement, qui se transforment, progressivement en émeutes populaires. Pour épargner au pays une guerre civile, le marabout de la ville entretient la mère de Keïta Dakouri sur les Temps modernes et sa nouvelle classe privilégiée. Emue par le discours du marabout, Binta Madiallo, se rend le lendemain au domicile du Premier ministre muni d'une immense assiette en cuivre contenant le repas de la réconciliation.
L'amitié, la mère et l'Etat : un choix cornélien
Ce roman nous éclaire sur une époque clef de l'histoire africaine : celle qui commence à partir de l'Union française instaurée en 1946. C'est la période où l'Afrique participe par l'intermédiaire de ses députés à la vie politique française, et surtout celle où l'Afrique connaît la substitution d'une nouvelle classe dirigeante lettrée à l'ancienne classe aristocratique qui considérait la fréquentation de l'école coloniale comme une humiliation. Or, en refusant d'envoyer ses enfants à l'école coloniale, cette classe a signé son arrêt de mort, puisque dorénavant ne pourra prétendre à la magistrature suprême qu'un lettré ayant été à l'école des Blancs. Ce problème est au cœur de certains classiques de la littérature africaine. Je pense à L'aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane, notamment à ce fameux débat entre la Grande Royale et le père de Samba Diallo sur l'opportunité d'envoyer Samba Diallo à l'école des Blancs pour "apprendre l'art de vaincre sans avoir raison". Je pense aux Soleils des Indépendances de Ahmadou Kourouma. Au fond, la tragédie de Fama, le héros d'Ahmadou Kourouma, réside dans sa détresse. Détresse d'un homme qui ne comprend rien à ce qui lui arrive. En effet, la société que met en scène l'écrivain ivoirien est un univers en totale décomposition n'offrant ni répit ni issue à Fama, le prince Malinké déchu. Spolié, ne saisissant plus les règles qui régissent la société africaine issue des Indépendances, Fama, tente en vain de sauvegarder les privilèges de l'ancienne aristocratie à l'intérieur de "la nouvelle bourgeoisie africaine". C'est ce que tente également de faire Binta Madiallo, la mère du ministre des Finances dans le roman de Francis Bebey. La différence entre le roman de Kourouma et celui de Bebey réside en ceci : le premier aborde ce problème du point de vue social, tandis que le deuxième l'élève au niveau de l'éthique. La question que soulève Bebey ici n'est pas tant celle de la guerre des castes comme on pourrait le croire à priori, mais plutôt celle de l'humain, de l'altérité. Pour lui, l'Africain, qui connu l'ignominie de l'esclavage, du racisme affiché ou insidieux, devrait réfléchir par deux fois avant d'afficher à son tour des pratiques discriminatoires. Il va même plus loin, en soulignant que le refus de Binta Madiallo de partager, ne serait-ce que provisoirement, un repas avec le Premier ministre de son pays témoigne d'un racisme, dont même l'apartheid savait parfois trouver des compromis. Décrivant l'ambiance festive des fiançailles le narrateur écrit : "Les invités étaient un mélange de race et de qualités n'obéissant pas franchement au critère d'âmes bien nées que la mère avait prétendu défendre en interdisant à son fils d'inviter un "griot". Ce genre de situation paradoxale ne nous est pas inconnu. Par exemple en Afrique du Sud, les Blancs sont "éduqués" hors de tout contact avec les Noirs. Ils ne leur parlent pas. Ils ne leur serrent pas la main. Ils sont blancs de blancs. A tout moment. Leur vie est toute blanche. Sans l'ombre d'une tâche si minuscule soit-elle. Pourtant, ils se laissent volontiers envahir par les services domestiques de Noirs qui finissent par entrer dans leur appartement. Leur chambre à coucher. Leur cuisine, leurs WC. Pour Blancs seuls. Leur vie enfin. Outrecuidance sans égale. Et pourtant tolérée, admise, exigée même par d'indissolubles pratiquants de l'apartheid. Allez donc essayer de comprendre les êtres humains." (6)
Outre cette critique subtile des castes et de la bêtise humaine, Francis Bebey tord le cou à une idée reçue : l'assujettissement de la femme dans la société africaine. Contrairement aux discours dominants décrivant la femme africaine opprimée, Bebey montre qu'elle joue un rôle important dans la société africaine
Femme nue, femme noire
Là où les hommes hésitent, se retranchent en palabre stérile, la femme décide et tranche. Lu sous cet angle, ce roman aurait pu s'intituler : Le griot et la mère du Ministre. Plus que son fils, Binta Diallo, la mère du ministre des Finances est au fond le personnage principal de ce roman. C'est elle, qui exige au nom de ses principes l'absence de Demba Diabaté aux fiançailles de son fils. C'est aussi elle qui met fin à des émeutes populaires en allant à l'encontre du Premier ministre. Ce rôle capitale de la femme dans le roman est renforcé par le caractère volontariste et déterminée d'Aissata Keïta. Fiancée malgré elle à Keïta Dakouri, elle choisit son chef hiérarchique, le coopérant français Jean Cordel, qu'elle rejoint à Nairobi. En procédant ainsi, elle brise un tabou. Non seulement, parce qu'elle rompt ses fiançailles mais surtout parce qu'elle quitte un homme choisi par ses parents au bénéfice d'un expatrié occidental, dont elle est follement amoureuse.
On le voit : bien que situées dans des combats opposés, Binta Madiallo et Aissata Keïta sont les seuls personnages autonomes de ce roman, les seules susceptibles d'accéder à la plénitude de soi, à n'avoir de compte à rendre qu'à soi pour parler comme Achille Mbembe. (7) Là encore, Francis Bebey s'inscrit dans toute une tradition inaugurée par certains classiques dans la description des femmes fortes. Songeons à la grande royale dans l'Aventure ambiguë, songeons à Khadîdja dans Amkoulel l'enfant peul de Amadou Hampâté Bâ ou encore à la reine dans La marmite de Koka Mbala de Guy Menga qui fait une apparition provocante en public en dénonçant l'assujettissement des cadets sociaux par des aînés dans la société traditionnelle.
Sur le plan strictement littéraire, le roman de Francis Bebey présente un intérêt indéniable. On retiendra particulièrement sa narration fluide, son jeu entre le "nous collectif" et une narration omnisciente, une sollicitation permanente du lecteur pour l'inviter à participer à la vie du récit. .Chevauchant entre une chronique, un conte et un roman social, Le Ministre et le griot mérite d'être connu du grand public, tout comme d'ailleurs son fameux Concert pour un vieux masque.
Afrique / Antilles : conflit d'interprétations
Ecrit en 1965, ce poème conçu pour une guitare seule, selon l'expression de l'auteur, paraît en 1980 aux Editions L'Harmattan, à la suite d'une rencontre aux Antilles entre l'auteur et un jeune homme martiniquais. Ce dernier, ayant assisté la veille au concert de l'artiste l'interpelle à brûle-pourpoint dans une des rues de Fort de France sur le sens de son poème. Comment entendre cette histoire du vieux masque africain qui quitte sa terre natale, part en voyage au Brésil, puis se suicide dans une vitrine de musée ? Est-ce une invitation de l'Antillais - ce migrant nu selon l'expression de Glissant - au suicide ? Cette interprétation pour le moins inattendue de son poème conduit Francis Bebey à imaginer plus tard une lettre-poème destinée au jeune Martiniquais pour perpétuer ce dialogue. Mais en même temps, ce texte devient pour Francis Bebey un prétexte pour réfléchir aux liens qui arriment les Antilles à l'Afrique et vice versa. Au terme de ce long poème de 75 pages se dessinent des problématiques d'une brûlante actualité : celle des stéréotypes des Antillais à l'égard de l'Afrique, du pillage des oeuvres d'art d'Afrique, du respect de la parole donnée, des chocs de cultures comme facteur d'enrichissement, etc. Du point de vue littéraire, Concert pour un vieux masque constitue par l'importance qu'il accorde à la parole, au jeu oral/écrit, par sa variation des tons, la clef de voûte de l'art poétique de Francis Bebey.
Au total, on est en face d'une œuvre littéraire patiemment construite, depuis Le fils d'Agatha Moudio jusqu'au Ministre et le griot. Une oeuvre variée où la femme occupe une place considérable. Une oeuvre servie par une langue simple mais élégante, et avec sens de l'humour. Une oeuvre chaleureuse, sensible aux humiliés et offensés de la vie. Une œuvre, qui peut se résumer à cette belle et heureuse formule d'Albert Memmi :
"L'homme d'abord
Tout l'homme
Tous les hommes." (8)

Boniface Mongo-Mboussa

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