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Lyriques amoureuses
analyse
rédigé par Boniface Mongo-Mboussa
publié le 15/06/2005
L.S. Senghor
L.S. Senghor
Léopold Congo Mbemba
Léopold Congo Mbemba
Nimrod
Nimrod
Tanella Boni
Tanella Boni
Gabriel Okoundji
Gabriel Okoundji
Véronique Tadjo
Véronique Tadjo

De la poésie senghorienne à Gabriel Okoundji, le fait amoureux habite les vers des auteurs africains.

Plus les années passent, plus je me dis que ma génération devrait relire " nos pères en littérature ". À commencer par le premier d'entre eux : Léopold Sédar Senghor.
Récemment, en feuilletant le dernier essai de Jean-Baptiste Tati-Loutard, j'ai noté qu'il avait déjà initié ce travail (1), notamment en ce qui concerne la poésie amoureuse de Senghor. Rien d'étonnant en cela : Tati-Loutard fait partie des écrivains qui ont croisé la plume avec Senghor sur la négritude. Il appartient à la lignée de poètes qui font dialoguer art, critique et peinture. L'amour est l'un de ses thèmes favoris.
Dans son ouvrage Libres Mélanges. Littératures et destins (2003), Tati-Loutard renouvelle la lecture de la poésie senghorienne. Là où certains se contentent de citer Femme nue femme noire –, tout en précisant que, hélas, après avoir célébré la beauté noire, l'enfant de Joal a épousé une Normande –, Tati-Loutard rattache la poésie amoureuse de Senghor à toute une tradition allant de la " fin amor " à André Breton.
Léopold Sédar Senghor entre les troubadours médiévaux et les griots de Joal
Selon Tati-Loutard, Senghor, ayant fait des études classiques jusqu'à l'agrégation de grammaire, a dû goûter les poètes du Moyen Âge, depuis Guillaume XI jusqu'à Charles d'Orléans, en passant par Bernard De Ventadour. Ces poètes exaltaient au son du luth et de la gigue le charme des belles châtelaines. Ils pratiquaient le culte de la dame, poursuivant un idéal chevaleresque sous le nom d'amour courtois (2).
C'est à ce titre qu'ils interpellent Senghor. D'abord, parce que cette poésie correspond à son tempérament lyrique et sentimental – ensuite, parce qu'elle lui rappelle sous sa forme de " poèmes-chants " la poésie des griots de sa terre natale.
Ainsi, Senghor chante les Signares aux accords de la kora, du khalam, de la flûte et du balafon.

" Ne t'étonne pas mon amie si ma mélodie se fait sombre
Si je délaisse le roseau suave pour le khalam et le tama
Et l'odeur verte des rizières pour le galop grondant des
Tabalas" " (3)

Chez Senghor, cette poésie amoureuse s'opère par gradation. Dans un premier temps, il chante la " femme noire ", une métaphore de l'Afrique réhabilitée. Il s'agit pour lui d'ériger la femme noire, naguère objet exotique (4), en sujet érotique. Il magnifie ensuite les Signares de son enfance, avant d'évoquer un amour plus intime dans Lettres d'hivernage, dédié à son épouse Colette :

" Tu te languis de Dakar de son ciel de son sable, et de la mer
Je me languis de toi, comme d'un bonheur adolescent
en automne.
Je chante en t'écrivant, comme le bon artisan qui travaille
un bijou d'or.
Alors je danserai, léger et grave, la danse de ma Dame
Et pour ma seule Dame ! " (5)

Le Palmier-Lyre, ou une rose pour Nénée Amélie
Chez Tati-Loutard comme chez Senghor, la poésie amoureuse est fondamentale. Mieux, les deux poètes procèdent de façon identique, évoquant d'abord une femme générique pour ensuite évoluer vers une poésie sensuelle. Tati-Loutard ne chante pas la femme noire mais magnifie la Congolaise qu'il nomme Ève du Congo dans son recueil Les racines congolaises (1978) :

" Je l'ai vue quand Dieu l'a créée sur la montagne :
C'était en pleine nuit, la lune ayant atteint
Le plus haut niveau de ses crues de lumière
(…)
En un tour de main, ce fut le tour des seins ;
Et la grâce et l'esprit giclaient d'Ève
En éclaboussements éblouissants de lumière. " (6)

Les recueils suivants sont traversés par les images de la mer, du fleuve, des plateaux, alternant avec une méditation constante sur le temps qui passe. Dans L'envers du Soleil (1970), l'amour se manifeste à travers l'image d'une prostituée des quartiers populaires brazzavillois. Le thème réapparaît dans Les Feux de planète (1977, Nouvelles éditions africaines). Le recueil sera réédité par la suite avec L'ordre des phénomènes (1996) où, pour la première fois, l'érotisme se décline en une série de nus, à la manière des peintres. Mais déjà perce la mort :

" Chacun près de la tombe fait de son corps
une barque
Et de ses bras, de rames ; il cherche à fuir
Et l'embarcation frêle fait naufrage.
Celui qui l'assiste devient rocher sur la rive :
Il pleure mais la roche ne rend que sa source.
Nous avons chargé le ciel de tant de soleils
Que nous avons oublié qu'en ce monde
La Nuit fut première. " (7)

Tout se passe comme si ce dernier poème, extrait de L'ordre des phénomènes, annonçait déjà le prochain recueil, Le Palmier-Lyre, exclusivement consacré à la mort de l'épouse de Tati-Loutard, la poétesse Nénée Amélie. Comme dans Lettres D'hivernage de Senghor, Nénee Amélie est à la fois dédicataire et personnage. Dès l'ouverture, le poète donne le ton :

" Dis-moi où je puis te rejoindre
Est ce que tu vois depuis l'autre rive
N'y a-t-il que gisements de pierre et de silence
Je te croyais mon double pour toujours
Statufié dans un bois de noble essence
À présent tu es floue dans le miroir de nos fruits
Et nous devons attendre leur maturité
Tout ensemble vieux et profondément enfouis dans
l'amour. " (8)

Texte essentiel, Le Palmier-Lyre est tour à tour une ode à l'amitié, tombeau de la poétesse, amour du nom au sens où l'entend Martine Broda dans son essai sur le lyrisme et la lyrique amoureuse. Dans le cas présent, ce rapprochement n'est pas gratuit : Tati-Loutard n'est pas simplement un poète, c'est également un italianisant. Le Palmier-Lyre fructifie l'héritage amoureux de la morte, qui est lui-même fille de l'amour courtois : " Avec Dante, et ensuite avec Pétrarque, le signe d'inaccessibilité qui marque la dame s'aggrave, puisque celle-ci meurt au milieu du poème, sans cesser d'inspirer le texte et l'amour. En reformulant comme amour de la morte le motif troubadouresque de l'amour à distance, ils introduisent dans la tradition un thème qui n'en devait plus disparaître, de Novalis à Nerval et à Pierre-Jean Jouve… " (9)
L'odeur de la rumba congolaise
Cet héritage précieux se fait discret chez Léopold Congo Mbemba dans Le Chant de Sama N'dèye. Préfacé par Babacar Sall, ce recueil consolide une sorte de rhizome poétique congolo-sénégalaise. On le sait bien : le Congo traverse la poésie de Senghor qui est aussi le préfacier attitré de Tchicaya U Tamsi (10) et de Sony Labou Tansi.
En célébrant une Sénégalaise et en se laissant préfacé par un Sénégalais, Léopold Congo Mbemba raffermit dans une certaine mesure ces liens faits de fascination et de tensions dans le contexte du champ littéraire africain. En outre, il s'inscrit dans toute une tradition magnifiée par Aragon dans Le Fou d'Elsa. N'dèye (comme l'écrit si bien Babacar Sall) est à la fois le prénom d'une femme et le vocable qui désigne la mère en wolof. Et " cette ambivalence nominale est le nœud gordien à partir duquel Léopold Congo Mbemba scelle son vœu d'amour, secret et riche comme le gisement bleu d'un rêve nocturne. " (11).

" Fais de l'éventail de tes ailes
Le bouclier qui me couvre et m'abrite
des harpons de leurs désirs,
et que ton souffle couse
les blessures de ma fidélité.
Écoute le chant de N'dèye,
Écoute mon chant. " (12).

N'dèye serait-elle la sœur cadette d'Elsa ? Ce n'est pas si sûr. Mais la tentation du rapprochement est grande, tant le poète revisite un topos classique de la poésie amoureuse : composer un livre en forme de couronne autour d'un nom. Conçu comme une ballade, Le Chant de Sama N'dèye s'inspire de la chanson amoureuse des deux rives congolaises, dont Grand Kalle, Simaro Lutumba, Ntesa Dalienst et Carlito sont les héros.
Sur les pas d'Aragon
La référence à Aragon est plus visible chez le Mauritanien Ousmane Moussa Diagana. Tout comme le poète français, il mêle la prose aux vers et s'inspire de l'Andalousie. Contrairement à Aragon, dont l'action du Fou d'Elsa se situe dans le Grenade des derniers combats de l'islam contre les rois catholiques, Cherguiya (odes à une femme du Sahel) se situe au cœur du Sahel et renvoie à une tradition islamique, voire antéislamique. En témoignent ces clins d'œil intertextuels :

" je songe au poète Sid'Abdallah, à ses amours
nomades, à sa passion ambiguë pour Debbou la
Leukweriya, la jeune femme noire, la jeune femme
Peule. " (13).

Si dans l'ensemble le recueil célèbre le corps d'une femme sahélienne, Cherguiya, certains vers invitent à méditer. Poète soninké de culture musulmane, vivant dans un pays où le statut du Nègre est plus que problématique, Ousmane Moussa Diagana chante aussi la tolérance. Sa poésie amoureuse est certes sensuelle, mais elle célèbre parallèlement l'amour intransitif selon l'heureuse formule de Rilke.
Cet amour est aussi présent dans À mi-chemin, de Véronique Tadjo. Écrit probablement dans des périodes douloureuses pour la poétesse (le décès de la mère, la tragédie ivoirienne, l'écriture d'A l'ombre d'Imana), le recueil évoque l'amour de l'être aimé qui, vers après vers, se confond avec l'amour de l'Autre. Le tout sur fond de solitude :

" Et il me dit
qu'il m'aime
et je dis
que je l'aime
mais je suis
toujours seule
depuis longtemps " (14)

Chez Sony Labou Tansi, la poésie est éminemment vitale, charnelle :

" Je grelotte
sur ton sein profond
Ma mémoire s'enlise
Je suis en repli
Du baiser originel " (15).

Ce goût de la chair est toutefois empreint de tendresse :

" Je pense à ton grand corps
Où nous avons habité ou nous avons traversé
Des sibéris de mamelles.
(…)
Et je me dis : la vie !
Voilà une bêtise à ne pas commencer ! " (16)
Poésie mystique
À côté de cette poésie vitaliste, on en note une autre, plus intellectualisée – c'est celle de Nimrod. Le poète chante l'amour avec une remarquable économie de mots et sa passion est souvent contenue :

" Rien qu'un baiser de sa bouche, et mes désirs
s'apaiseront. Ainsi, que mes lèvres transfèrent
leur feu sur l'ourlet de ses seins.
Coule le vin, et que s'embrasse un Noël
Amoureux. L'obscène chanson,
La bifide gloire des syllabes charnues :
Telles sont les paroles des amants. " (17)

Lecteur de Valéry et de Baudelaire, dédaignant la poésie imprécatoire omniprésente sur le continent, Nimrod pratique la réécriture, des clins d'œil ludiques, comme en atteste dans En saison le jeu entre les saisons et les teints féminins (rousse, brune, blonde etc.). Ici, point de fracas, tout est suggestion, murmure, partage.
" Mon bel amour, ma déchirure "
La poésie amoureuse, c'est aussi la tristesse, la déchirure. On retrouve ce versant chez le Camerounais Paul Dakeyo. Après avoir incarné la figure du poète engagé, stigmatisant à souhait l'apartheid, Paul Dakeyo fait peau neuve autour des années 1990 avec ce que Robert Jouany appelle " la poésie du mal aimé ". Son recueil, La femme où j'ai mal (1989), est un tournant non seulement de l'écriture dakeyoenne, mais aussi de la poésie africaine où, pour la première fois, on écrit l'amour à partir de la faille d'un contentieux conjugal (18).
Depuis, ce courant irrigue la poésie contemporaine. Il est subtilement présent entre les vers chez Tanella Boni dans Chaque jour l'espérance (2002), et de manière heurtée chez Gabriel Okoundji dans Gnia (2001), son recueil le plus ambitieux.
Le fait amoureux occupe une place prépondérante dans la poésie africaine. Mais doit-on vraiment s'en étonner ? N'est-il pas écrit : " La poésie sera toujours proche de l'amour. C'est un thème illimité et qui renaît à jamais, comme s'il était inaugural […] La poésie amoureuse est le secteur le plus vaste de la poésie. " (19)

Boniface Mongo-Mboussa

Responsable littéraire à Africultures, Boniface Mongo-Mboussa a une maîtrise en langue et littérature russes et est docteur es Lettres. Il est l'auteur de Désir d'Afrique (Gallimard, 2002) et de L'indocilité (Gallimard, 2005).

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