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Théâtres de l'impossible étreinte
analyse
rédigé par Sylvie Chalaye
publié le 15/06/2005
Je soussigné cardiaque de Sony Labou Tansi, mise en scène de Gabriel Garran. L'amour n'est jamais loin du pouvoir.
Je soussigné cardiaque de Sony Labou Tansi, mise en scène de Gabriel Garran. L'amour n'est jamais loin du pouvoir.
La Malaventure de Kossi Efoui, mise en scène de Max Eyrolle à Limoges (1993). Le carrefour des impossibles rencontres.
La Malaventure de Kossi Efoui, mise en scène de Max Eyrolle à Limoges (1993). Le carrefour des impossibles rencontres.
Bintou de K.Kwahulé, mise en scène de Vinvent Goethals à Roubaix (2001). "Je suis le grand oiseau qui s'enfonce dans l'attente sanglante du ciel"
Bintou de K.Kwahulé, mise en scène de Vinvent Goethals à Roubaix (2001). "Je suis le grand oiseau qui s'enfonce dans l'attente sanglante du ciel"
Scat de K.Kwahulé, mise en scène d'Yves Bombay à Saint-Etienne (2004). Fantasmes dans un ascenseur.
Scat de K.Kwahulé, mise en scène d'Yves Bombay à Saint-Etienne (2004). Fantasmes dans un ascenseur.

Les dramaturgies africaines des années 1990 sont traversées par une dynamique de quête, le plus souvent amoureuse. Derrière cette recherche éperdue d'une âme sœur, d'un alter ego, se profile celle d'une identité à jamais perdue. Le deuil amoureux répond alors à la nécessité de construction d'une identité nouvelle, qui passe aussi par une réinvention de la langue française.

L'amour n'a jamais hanté les écritures dramatiques des Indépendances, prises dans une logique de réhabilitation, mettant en avant les luttes d'émancipation et sublimant des héros qui n'avaient guère le temps de s'embarrasser de romances. L'amour ne se retrouvait pas davantage dans les dramaturgies de la désillusion, tournées vers la satire politique et sociale – exception faite de l'œuvre de Sony Labou Tansi dans laquelle amour et pouvoir ne cessent de pactiser. En revanche, les nouvelles dramaturgies font de la quête amoureuse un sujet de prédilection dont la portée n'est pas dénuée d'enjeu philosophique et identitaire.
Pas de rêve sans quête d'au-delà
Dans La Fable du cloître des cimetières (1) de Caya Makhélé, c'est une quête romantique, celle d'Orphée descendant aux enfers pour y retrouver l'être aimé, cette femme qui appelle Makiadi, le convainc qu'elle l'aime et qu'il lui faut venir la chercher dans le monde des morts. Dans une pièce comme La Malaventure (2) de Kossi Efoui, " Elle " attend Darling V., un homme qu'elle a aimé, qui revient d'un long voyage et dont elle espère qu'il viendra l'enlever. Dans Comme des flèches (3) de Koulsy Lamko, Amina qui a perdu son amant mort du sida et qui s'apprête également à mourir, attend d'aller le retrouver dans la mort. Le rêve de Vido, dans Le Complexe de Thénardier (4) de José Pliya, a aussi à voir avec cette attraction de l'au-delà, car dit-elle : " Il me faut sortir. Voir le soleil en face. Voir les fleurs. Il me faut m'en aller " (p. 21). Cet appel du large prend la forme du soldat aux cheveux bleus, le soldat qui " parle de paix, de fraternité, d'amour " (p. 19), figure angélique, promesse de renouveau, mais qui passe aussi par l'anéantissement de la Mère. Et ce que va trouver Vido au-delà des portes de cette maison qu'elle veut quitter peut aussi être la mort que lui prédit la Mère.
L'amour dans ces écritures de rupture est indissociable de la mort, de la disparition, du renoncement. Renoncement à une réalité pour en construire une autre au-dessus du vide, renoncement à l'Histoire, renoncement à un certain rêve d'Afrique. Cet amour qui finit par ramener Darling V. à " Elle " n'est pas sans évoquer une nostalgie de la terre ancestrale inaccessible, inexorablement vouée à l'affabulation :
Elle. Pourquoi es-tu revenu ?
Darling V. Je t'ai portée coincée dans la peau comme une écharde. Je suis revenu pour guérir enfin de toi.
Elle. Et tu es guéri à présent ? Et tu ne m'enlèveras pas ?
Darling V. Je t'aime. Je ne sais pas pour quoi je te porte dans le corps. Et mon corps me devient familier depuis que je te respire. Je sais pas qui tu es. Je te connais si peu mais je t'aime.
Elle. Si mal.
Darling V. Si fort.
Elle. Si faux.
(Kossi Efoui, La Malaventure, Lansman, 1993, p. 17)
Pas de désir sans impossibilité
L'objet de la quête amoureuse est absent, il est désir, rêve, attente, vide. C'est le mystérieux Ikédia que s'invente P'tite-Souillure dans la pièce (5) de Koffi Kwahulé, tel un chevalier qui viendra l'arracher à l'asphyxie familiale sur son cheval dalmatien. On retrouve cette dimension dans le personnage de Coolio, dont chacun tente de reconstituer la mémoire dans Trans'ahéliennes (6) de Rodrigue Norman. Celle qui se veut son amante, Boncana, n'a que le souvenir d'une étreinte qui est passée par l'artifice du téléphone, étreinte virtuelle, fantasmée. " J'ai peut-être menti. Je ne sais plus. Je ne sais plus si je l'ai vu, le soldat bleu, ou bien rêvé. Mon beau soldat aux cheveux bleus et à l'accent. Le fort accent du Dakota " (p. 11), avoue Vido dans Le Complexe de Thénardier.
Qu'il s'agisse d'un éloignement spatial, comme pour Coolio et Boncana ou Elle et Darling V., de la séparation de la mort comme pour Makiadi et Motéma, de l'imaginaire et du rêve, comme pour Ikédia et P'tite-souillure ou encore Vido et son soldat aux cheveux bleus, l'être aimé est fantasmagorique, entièrement construit par les personnages, façonné selon leur attente et leur désir. Et ces figures inventées sont souvent le cœur de la fable même.
C'est sur cette dynamique du désir que repose entièrement le personnage de Bintou, dans la pièce éponyme de Koffi Kwahulé. Elle est l'incarnation même du désir, convoitée par son oncle, courtisée par sa bande de lycaons et vénérée par P'ti-Jean qui lui baise les pieds. Elle est inventée par les personnages qui autour d'elle fabriquent son histoire et qui croient la cerner, mais le mariage final est un mariage avec la mort, et Bintou échappe encore une dernière fois à ceux qui croyaient pouvoir la définir. Un ultime voyage, vers l'au-delà, mais vers le mythe aussi. Tension du désir et impossible rencontre, ce sont également les thèmes de Blue-S-cat (7), cette pièce dans laquelle Koffi Kwahulé réunit un homme et une femme coincés dans un ascenseur. Ils ne se parleront pas, mais chacun fantasme le regard de l'autre jusqu'à l'insupportable.
À la fin de la fable, les figures fantasmées disparaissent : on apprend que Motéma n'a jamais existé, le soldat de Vido n'est pas au rendez-vous : " Mon beau soldat aux cheveux bleus… Je l'entends encore me dire qu'il serait là, à cette heure-ci, pour m'emmener, avec lui. L'heure est passée. Il n'est pas là. J'ai dû rêver. " (p. 12). N'est pas présent non plus le beau et tendre amant que Mozâti s'est inventé dans Babyface, un autre texte de Koffi Kwahulé. Ce parfait idéal amoureux, auquel un jeune homme s'est amusé à ressembler pour combler son désir, n'est finalement qu'un fantasme qui s'évapore avec le retour brutal au réel.
Quant à la femme de Bue-S-cat, dans un accès de délire, ne supportant plus la concupiscence dont elle s'imagine faire l'objet, elle finit par se ruer sur l'homme de l'ascenseur à la main dans la poche et lui défonce le crâne avec son talon de chaussure. L'homme ne cachait rien dans sa main : il meurt, tandis que germe une rose au creux de sa paume. Seulement, si les figures rêvées s'évaporent ou se métamorphosent, la tension du désir qu'elles ont mis en jeu persiste ; Makiadi, tout comme Vido ou Mozâti, restent engagés sur le chemin d'un devenir. La désillusion est douloureuse, mais elle se fait sacrifice salvateur.
Pas de salut sans amour
Ce théâtre dit l'amour nécessaire à la reconstruction de soi, il dit la magie du désir qui lui est intrinsèque et qui parvient à faire vivre ce qui n'est pas. C'est dans cette force que l'Afrique doit puiser aujourd'hui pour se forger une identité nouvelle. L'Absent qui travaille tout particulièrement l'œuvre de Koffi Kwahulé et que l'on retrouve dans Le petit frère du rameur (8) de Kossi Efoui, a à voir avec le deuil nécessaire que doit accomplir l'Afrique pour entrevoir une reconstruction de son identité. Le mythe de l'âme sœur qui nourrit avec force les écritures romantiques prend une dimension particulière dans les dramaturgies nouvelles d'Afrique noire francophone. L'alter ego est une représentation de l'identité irrémédiablement perdue, figure de l'Afrique aimée et disparue, mais dont le tendre souvenir est nécessaire au voyage nouveau à accomplir. C'est ce deuil amoureux qu'il convient de faire.
Jouer contre, tout contre
Si ces auteurs de la nouvelle génération ont souvent choisi le théâtre pour dire cette quête amoureuse d'une Afrique rêvée à reconstruire, une Afrique désir, c'est que le théâtre est avant tout une écriture de chair, une langue à proférer et il y a dans ces hymnes amoureux de l'impossible étreinte une vraie dimension incantatoire. La parole y prend une dimension orale et sensuelle qui n'a pas sa place dans le roman où la poésie. Ces dramaturgies sont avant tout " exhibition des mots " pour reprendre la formule de Denis Guénoun. (9) Ce sont les mots et, notamment ceux imposés par la colonisation - puisque ces auteurs écrivent en français - qui disent l'intime, la musique intérieure, le battement du désir… d'où un transfert de la quête amoureuse vers la langue elle-même, une langue à aimer, à mettre en bouche, à féconder, à caresser, à exciter, une langue qui doit réveiller le désir et peut aussi défier le vide grâce à un vrai travail de réappropriation.
Ces dramaturgies mettent en abîme l'acte de création, comme un acte d'amour, une rencontre conflictuelle avec la langue française, langue " colonelle " comme la définit Blaise Ndjéhoya (10), langue de la fascination et de l'avilissement, mais langue du défi aussi, langue où les rêves s'incarnent et s'envolent au-dessus des précipices. Car cette langue qui s'est imposée aux colonisés est devenue l'espace d'une conquête, non plus celle brutale du viol inaugural, mais la conquête donjuanesque par excellence, celle du désir toujours recommencé et de la séduction. Ces dramaturges travaillent sur une insémination de la langue française par le rythme et les images qu'ils lui insufflent. Comme si l'artiste africain n'avait d'autre plume que ce que l'inspecteur Charon dans L'Exilé de Marcel Zang appelle " cette superbe colonne phallique porteuse de tous les espoirs, de vos affinités avec l'Afrique, de vos liens inaltérables, de votre identité africaine ". (11)
Aussi ces dramaturgies sont-elles souvent traversées par des élans poétiques d'une rare sensualité. Ces dramaturgies du désir n'ont pas peur de le mettre en scène dans les mots : c'est, par exemple, le chœur de l'abeille qu'entonne la fillette dans Tout bas… si bas (12) de Koulsy Lamko :
" Sors, l'abeille, descends à la basse branche
Pour butiner à mes calices
Sors, descends et je te donnerai du fil léger, mon pistil
Tu en tisseras, tisseras
L'éblouissant rayon de miel
Le rêve du monde en miettes.
Koffi Kwahulé reconnaît que la langue française est " son outil " mais, dit-il, " que je le veuille ou non j'entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Je ne suis pas né Français. Un jour on m'a dit : tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D'où la nécessité d'avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C'est une façon de me l'approprier. Je suis donc en situation de transcendance, de dépasser ce qui m'a été imposé ". (13)
Faire sonner autrement la langue française, c'est en faire surgir une autre musique, en se dressant contre elle, contre son souffle, tout contre, en lovant au cœur de sa chair une autre respiration, un autre tempo, comme l'ont fait les jazzmen de la musique classique. Et si ces auteurs se sont emparés du théâtre, c'est que cette respiration nouvelle, cette musique doit être entendue et partagée dans une relation quasi religieuse avec un public.
La quête amoureuse des nouvelles dramaturgies africaines est loin d'être un simple lieu commun romantique. Elle procède d'une ontologie de la création et d'une reconstruction identitaire prise entre l'impossible étreinte d'une identité perdue et l'irréductible enlacement avec l'altérité. Faute de ne pouvoir jamais étreindre l'âme sœur, l'artiste africain s'engage dans une transcendance donjuanesque du désir, celle d'une Afrique insaisissable, plurielle, ondoyante et changeante, toujours renouvelée, une Afrique-oiseau qui s'envole au-dessus de l'abîme et échappe enfin à cette identification mortifère dans laquelle l'Occident l'a si longtemps crucifiée.

Sylvie Chalaye

Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l'écriture, la recherche, et le journalisme. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l'Université Rennes 2 Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l'image du Noir (Du Noir au nègre : l'image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L'Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L'Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L'Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre/Public.

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