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Décès de Tahar Chériaa
Le cinéma Africain perd l'un de ses bâtisseurs
critique
rédigé par Emmanuel Sama
publié le 19/11/2010
Emmanuel Sama
Emmanuel Sama
Tahar Chériaâ
Tahar Chériaâ

Tahar Cheriaa, le fondateur du premier festival africain de cinéma, les Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) et l'un des principaux bâtisseurs du FESPACO, nous a quittés le Jeudi 04 Novembre dernier. Le 10ème FESPACO (1987) avait rendu un hommage mérité à cet homme exceptionnel et au cinéma Tunisien. Nous vous invitons à un flash back sur l'œuvre de ce pionnier à travers l'actualisation de l'article que nous lui avions consacré à l'occasion de cet hommage.

De l'animateur de ciné-clubs du départ au grand bâtisseur qu'il a incarne, cet homme exceptionnel laisse son empreinte dans l'œuvre d'édification du cinéma africain.
Rien ne prédestinait ce Tunisien, né le 5 Janvier 1927 à Sayada la maritime non loin de Sousse, à devenir l'un des artisans émérites de l'Histoire du Cinéma Africain.
Tahar Ben Abdellah a été élevé par les Cheriâa comme tous les enfants de cette bourgade de la province du Sahel, courant après les brebis, vannant et tissant.
Puis, l'école lui ouvrit un second monde qui marqua les débuts de la mission que Tahar s'est trouvé en train de mener à l'endroit de ses contemporains.
Instituteur, Professeur, conseiller pédagogique puis Inspecteur de 1949 à 1962, il a acquis la science de savoir dire aux autres, de communiquer
Le Cinéma lui colle à la peau, il en deviendra animateur dans les clubs de SFAX, une manière de faire encore des "Cours du soir". C'est bien à cette époque que Tahar Cheriâa a contracté le virus du cinéma
Ces activités d'animateur le conduiront à diriger de 1960 à 1968 la Fédération tunisienne de ciné-clubs (FTCC) la doyenne du continent Africain (créée en 1950).
L'action d'animation de Tahar Cheriâa touche également l'édition. Depuis 1956 il a participé à la création et à la vie de maintes revues littéraires et culturelles (Directeur fondateur de la revue spécialisée "NAWADI - CINEMA" de 1958 à 1970, Rédacteur en chef de "ALMASRAH WAS CINEMA" de 1965 à 1967...)

Sa position de membre dirigeant de la Fédération tunisienne des ciné-clubs lui permit de prendre contact avec le monde du cinéma, à travers des festivals internationaux: Moscou, Berlin, Locarno...
En 1957, il siège pour la première fois en qualité de membre du Jury d'un festival à Berlin.
Malgré les contraintes de son métier de Professeur de Poésie Arabe, il n'en continue pas moins de prendre activement part à la vie cinématographique en pleine gestation de son pays.

L'ère Tahar

La carrière de Tahar Cheriâa est intimement liée à la vie du cinéma de son pays.
Ainsi, quatre ans seulement après l'indépendance de la Tunisie, pays déjà avancé cinématographiquement, lorsqu'il a été question de donner à la culture toute son importance, le Premier Ministre de l'époque, Chedli Kliki s'est déchargé selon Hamid ESSID, "sur cet homme qui depuis la capitale du Sud où il enseignait les subtilités de la Poésie Arabe, faisait prendre conscience au reste du pays que "le cinéma" était aussi un art, une arme... "

Devenu Directeur du Cinéma en 1962, Tahar Cheriâa influera énormément sur l'organisation des structures de cinéma de son pays. Membre du Conseil National du Plan, il est le rapporteur général du Comité Sectoriel du Cinéma de 1966 à 1973 et également membre du conseil d'administration de SATPEC.
C'est pendant cette période que l'engagement va se manifester réellement à lui. Apres un bilan un peu amer des efforts vains déployés au cours de festivals à l'extérieur pour promouvoir le cinéma de son pays. "Je me suis rendu compte", dit-il, "de certaines choses: les films du tiers monde y participaient un peu pour la parade, pour justifier, cautionner un système duquel ils ne tiraient aucun profit... II faut revenir chez nous, faire quelque chose chez nous".

Les Journées Cinématographiques de Carthage (JCC)

Et il créa les Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) en 1966. Instituteur, Professeur, Animateur, Directeur, voila Tahar père fondateur du premier festival de cinéma sur le continent africain.
Cette époque marque une sorte de tournant. "Je me suis dit qu'il s'agissait de créer un festival qui soit un rassemblement, qui puisse susciter une émulation par la conformation des œuvres, une conformation d'où sortirait forcement une prise de conscience meilleure d'une session à l'autre".
Son objectif était stratégique : "saisir toutes les graines de cette conscientisation des cinéastes que j'espérais que le festival améliorerait ou favoriserait et les développer au maximum... Des graines de contestation de plus en plus lucides du système".
L'engagement de Tahar est net et total, et il savait qu'il s'attaquait à toute une stratégie de domination mondiale qui avait des pions également dans son pays. Son combat contre le système lui a coûté d'une certaine façon d'être mis à l'ombre.
La première escarmouche, il l'essuie en 1969 (après la session des JCC de 1968), face la MPEAA (un trust américain composé de 8 majors qui détiennent 90% des écrans du monde moins les pays de l'Est).
Il passera un an en taule à Londres sans inculpation clairement établie. Il était vain de s'acharner sur l'homme car les graines de contestation lucide dont il parlait avaient déjà germé.
Les cinéastes africains s'étaient retrouvés au festival Panafricain à Alger 1969 et se sont activés à jeter les bases de la Fédération qui verra le jour un an après à Carthage.
Dans une motion de solidarité à leur compagnon de lutte, ils demandaient qu'il soit tout simplement libéré, sinon, que des éclaircissements soient donnés sur son sort.

Les cinéastes du continent consacreront un an plus tard Tahar Cheriâa Président d'honneur sur les fonds baptismaux de leur Fédération en 1970 à Carthage. Il mérite bien d'être reconnu comme le Patriarche.
Mais nul n'est prophète dans son pays et souvent c'est l'action internationale qui auréole la carrière des grands réformateurs. C'est bien le cas de Tahar Cheriâa. Expert de l'UNESCO depuis 1963, il a fini par y occuper le poste de Chef du Programme Cinématographique puis de l'ensemble des programmes culturels de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT) en tant que sous Directeur à la culture. C'est cette fonction qu'il exercera jusqu'à la retraite.
Cette position de choix a permis à Tahar Cheriâa de s'acquitter beaucoup plus concrètement de son sacerdoce de promoteur des cultures africaines et plus particulièrement du cinéma. C'est ce volet de l'œuvre de l'homme qui retient ici notre attention.

En 1970, l'ACCT organise un Séminaire à Dakar qui adopte un projet de consortium international du cinéma des pays francophones. II ya défendu une étude technique et juridique commandée par l'ACCT.
"II faut déplorer", écrit Guy Hennebelle (Afrique Asie n°19, Lundi 11 décembre 1972), "malheureusement que certains milieux français aient tout fait pour torpiller ce projet".

Cette étude présentait également d'autres recommandations qui aujourd'hui pour certains sont des réalités tangibles:
- Constitution d'un consortium de distribution des films des pays membres ;
- Adoption d'un système de quota interafricain en faveur de l'exploitation des films africains dans les pays africains ;
- Créations d'un complexe technique et d'un Institut de formation en Afrique Sud-Sahélienne ;
- Organisation d'un Festival Africain à Ouagadougou en alternance avec Carthage.

Parrain du Fespaco

Les anciens du FESPACO encore de monde peuvent attester avec nous que si Claude Prieux, directeur du C entre Culturel Français et un groupe de 15 passionnés du cinéma, membres du ciné-club de l'époque furent les créateurs du Festival du Cinéma Africain de Ouagadougou en 1969, c'est à la Fepaci et au plan institutionnel à Tahar Cheriâa en particulier que nous devons dans une large mesure la consolidation et la reconnaissance mondiale de ce festival.
En 1972, il apporta son appui au financement par l'ACCT de la manifestation dont il a contribué à rédiger les règlements qui la transformèrent en Festival Panafricain du Cinéma de Ouagadougou.
Parrain de ce nouveau festival, Tahar Cheriâa lui porta un amour visiblement plus engagé qu'à celui de Carthage dont il est le fondateur.

En 1973 en marge de la première Conférence des Ministres chargé du Cinéma de l'OCAM, il contribue avec la FEPACI à conclure l'accord dit de Ouagadougou définissant l'alternance entre les deux festivals.
Au cours de cette conférence proprement dite, Tahar Cheriâa soutiendra le projet de création du CIDC/CIPROFILMS.
Les préoccupations de Tahar Cheriâa pour une distribution efficiente du film africain sont doublées d'un souci de le voir également rayonner dans le monde et d'être un véritable instrument de fraternisation. Il est de ce fait l'initiateur de plusieurs hommages rendus aux cinémas nationaux d'Afrique aux JCC, au FESPACO et aux festivals de Montréal, de NAMUR...
Cette tactique consistante a amené le film africain à prouver son existence au reste du monde, ne trouve-t-elle pas son aboutissement dans les jumelages scellés entre le FESPACO, le festival d'Amiens et celui de Montréal (Vues d'Afrique) ?

L'Agence de Coopération Culturelle a toujours souhaité que les festivals francophones puissent tisser des liens organiques. Les responsables des festivals suscités matérialisent par ce tri-jumelage une ouverture bénéfique à la connaissance mutuelle et à la création de débouchés pour le film africain.
Aujourd'hui après le festival d'Amiens, festival des différences, c'est au FESPACO de lui rendre hommage au nom de tous les cinéastes.
Artisan d'un cinéma, qu'il a construit à sa manière et dont il a soutenu, les réalisateurs dans leurs efforts pour sortir du "mégotage" grâce à des prix institués par l'ACCT : Grands Prix d'encouragement à la réalisation cinématographique et aux scénarii, du long et du court métrage.

Tahar Cheriâa sort-il de scène ? Nous ne le pensons pas, pourtant il aspire bien au repos, le Patriarche. "Mais à chasser le naturel, il revient au galop". Et Tahar Cheriâa vivra certainement une seconde jeunesse.

La réponse à cette question que nous nous posions en 1987 est qu'il a continué effectivement à œuvrer pour le cinéma africain, répondant à toutes les sollicitations. Quelques jours après l'hommage qui lui a été rendu par les JCC,Tahar Cheriaa s'en est allé rejoindre ses compagnons de lutte que sont les Sembène, Paulin Soumanou Vieyra, Oumarou Ganda, Djim Kola...


Qui tient la clé de la distribution tient le cinéma

Tahar Cheriâa restera pour longtemps l'un des plus grands théoriciens du cinéma africain en l'avenir duquel il a consacré sa vie sur Le terrain.
Ses nombreuses publications et principalement son livre, "Ecrans d'abondance ou cinéma de libération en Afrique" ont été et demeurent des phares pour une appréciation correcte du cinéma africain et de son rôle.
Tahar Cheriâa s'est aperçu tôt que le cinéma était de loin "de tous les Arts,... le plus important parce que plus populaire" et il l'utilisa, peut être par déformation professionnelle, mais surement mû par des convictions profondes, d'être utile aux autres pendant des "Cours du soir" à travers les ciné-clubs.
Puis, lui vint l'engagement résolu d'œuvrer pour porter le cinéma non seulement aux masses de Tunisie mais aussi à toutes les masses africaines. Il était convaincu que des structures devaient être créées pour produire un cinéma par et pour les africains. Le tableau de la distribution lui apparait nettement dominé par une poignée de pays. Il juge ce domaine comme étant "le problème-clé celui qui détermine principalement tout le reste en matière de cinéma dans les pays africains et arabes". L'un des buts stratégiques de Carthage visait à "Rassembler dit-il les éléments qui, par leur vocation, leur gagne-pain, étaient les soldats tout désignés de cet engagement à la distribution cinématographique, cause qui est devenue la mienne : lutter contre la main mise de la distribution et des marchés africains par ces majors américains même s'ils se présentent sous forme de sociétés françaises comme Gaumont ou UGC".
Les mesures de nationalisation qu'il préconisait étaient toujours d'actualité en 1987. Pour Tahar Cheriâa, les nationalisations devaient obéir à des préalables dont la construction d'un important portefeuille de films concédés afin de résister aux blocus qui ne manqueront pas d'être décrétés.

Donner au public les moyens de financer son cinéma par une politique des prix grâce à un système de quotas qui prend en compte la diminution des taxes exorbitantes héritées de la colonisation afin que les recettes générées aillent directement au profit du cinéma.
Bien que certains marchés nationaux pouvaient rentabiliser le film, la coopération régionale apparait comme étant la politique la plus cohérente de lutte pour arriver à boucler la boucle: Distribution - Production - Distribution par et pour les africains. Voila pourquoi Tahar a lutté liant la pratique à la théorie pour inciter les cinéastes à créer des structures de production de films et de contrôle réel des circuits de distribution.

Cette lutte, il en fait le bilan en 1976: "J'ai dit qui tient la clé de la distribution tient le cinéma. Eh bien ! Je me figurais que cette clé était prenable. Oh ! Je ne me faisais pas d'illusions. Je ne pensais pas que c'était facile. Mais je pensais que c'était réalisable. Je me rends compte dix ans après que ça reste prenable mais que c'est vachement dur".
Ce n'est pas pour autant que l'idée de défaite effleure le patriarche. Le but ultime de sa vie, il la résume ainsi : "ce qui me tient à cœur, c'est de voir avant de mourir, comme le dit la chanson le jour où le système de distribution permettra en Afrique à tout film africain d'avoir une chance. Je dis une chance d'être vu, et d'être vu ailleurs également" (In Jeune Afrique n° 335 du 11/06/67, page 45).

Emmanuel SAMA © 1987

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