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Ici, on noie les Algériens - 17 octobre 1961
de Yasmina Adi
critique
rédigé par Olivier Barlet
publié le 17/10/2011

A l'heure où on s'apprête à commémorer l'indépendance algérienne, il est fondamental de sortir des oublis de l'Histoire ses épisodes volontairement mis de côté. Autant les manifestations indépendantistes du 8 mai 1945 à Sétif, objet du premier documentaire de Yasmina Adi, ont préparé cette indépendance, autant les drames de la féroce répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 eurent des répercussions sur les négociations qui aboutiront aux accords d'Evian du 18 mars 1962.
Rappelons le contexte : De Gaulle est aux affaires depuis 1958, il a reconnu le droit à l'autodétermination algérienne le 16 septembre 1959, ce qui a conduit à la tentative de putsch des généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller du 22 avril 1961. Tandis que le FLN et le gouvernement français négocient les conditions de l'indépendance, des attentats des deux camps font monter la tension et les syndicats de policiers demandent davantage de fermeté au préfet de Police, Maurice Papon, celui-là même qui avait dirigé la répression en Algérie en 1945.
Dans sa louable volonté de restaurer les faits historiques, Yasmina Adi a fait un véritable travail de fourmi pour déterrer toutes sortes de documents : articles de presse, actualités télévisées et radiophoniques, photos inédites. Elle les met en perspective avec les témoignages actuels des témoins oculaires et des familles des disparus. Captés le plus souvent en arabe, bénéficiant de la proximité culturelle de la réalisatrice qui dépasse ainsi les non-dits de la pudeur et de la douleur, profitant sans doute aussi de la relation d'une femme s'entretenant avec les femmes des hommes disparus, ils sont bouleversants : des vies détruites, une mémoire refoulée, des maris et pères qui ne sont jamais revenus. Et face à cela, le mépris institutionnel qui commence par le déni et cultive ensuite l'oubli.
De ces nombreux documents se dégage la dureté des faits : les coups donnés, le sang qui coule, les corps alignés, allongés, entassés, recroquevillés, humiliés. Des témoignages évoquent les tortures dans les sous-sols du Palais des Sports où ont été parqués les manifestants arrêtés. Une froide organisation règle la répression où les policiers ont la liberté de se déchaîner. Accablantes, les archives apportent la preuve de cette violence qui coûtera la vie à de nombreux manifestants dont les cadavres furent peu à peu retrouvés, souvent jetés à la Seine, tandis que de nombreux autres furent blessés, emprisonnés voire expédiés épuisés, sales et sans bagages en Algérie.
Le projet de Yasmina Adi est, selon ses propres termes, de "faire la lumière", "révéler la vérité" et la "rendre accessible au grand public". Une entreprise de vérité supposerait une objectivité bien éloignée de la pratique cinématographique qui se rattache au contraire à la vision singulière d'un(e) cinéaste. On comprendra donc cette intention comme une volonté de restaurer la connaissance des faits, mais les moyens qu'elle utilise pour cela sont sujets à caution.
D'une part, comme toujours en pareil exercice, les archives de propagande comme les actualités d'époque ont du mal à être contrées, l'efficacité des images étant préservée. Pour y parvenir, Yasmina Adi les confronte aux témoignages : l'humain contre l'institution. C'est très fort et cela suffirait. Elle ajoute cependant aussi des documents audio sur des photos, notamment pour illustrer l'imparable organisation policière. C'est là que le spectateur interloqué, qui ne connaît pas la source de ces sonorisations, se trouve face à une démarche qui passe de ce qui donne à voir à ce qu'il faut croire. Il ne perçoit plus la limite entre l'intention et les faits, le message et sa propre liberté d'opinion.
Cette désagréable impression est renforcée par les limites de la contextualisation politique. Le film met face à face la parole des victimes algériennes et la propagande gouvernementale française, mais quid du FLN qui a organisé la manifestation ? Des films récents, de Guerres secrètes du FLN en France de Malek Bensmaïl (dans sa quatrième partie : l'ultime automne de la guerre) à Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, montrent un FLN français prêt à sacrifier des vies humaines sur la base de la doctrine Ho-Chi-Minh selon laquelle la répression profite toujours au peuple opprimé. Ils ont révélé la stratégie décidée en haut lieu, en plein conscience des dangers qu'allaient encourir les Algériens, de provoquer une manifestation pacifique d'envergure, "sans un canif en poche" et sans les cadres, qui donnerait lieu à une répression que le FLN pourrait utiliser ensuite pour peser sur les négociations à venir en s'appuyant sur les réactions de la gauche française. Celles-ci sont montrées dans le film (Sartre, manifestation du PSU, etc.) mais la stratégie politique du FLN est laissée de côté, l'instauration du couvre-feu pour les "Musulmans" le 5 octobre restant la raison officielle de la manifestation, le couvre-feu gênant considérablement les activités du FLN.
Quelle "vérité" restaure dès lors le film ? Celle de la répression et du drame humain indiscutablement, mais cette impasse s'ajoute au brassage du mémoriel évoqué, si bien que la dénonciation du scandale historique s'inscrit davantage dans un rappel ambigu du passé que dans son actualité. Alors qu'il est essentiel à l'heure du cinquantenaire de l'indépendance que l'histoire franco-algérienne soit mise à nue sans restreinte pour enfin parvenir à un rapport serein entre les deux pays, le film de Yasmina Adi, en dépit de l'indéniable force de ses témoignages et du sérieux de sa recherche d'archives enfin accessibles, semble ainsi se ranger, sans doute bien malgré lui, comme les révélations actuelles sur la Françafrique, dans la vision d'un passé que les pouvoirs en place seraient dorénavant prêts à laisser révéler pour bien montrer qu'il serait révolu, comme si les ambiguïtés des pratiques et des discours s'évanouissaient du jour au lendemain.

Olivier Barlet

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