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L'Immeuble Yacoubian
de Marwan Hamed
critique
rédigé par Maria Coletti
publié le 10/08/2006

Premier long métrage d'un jeune réalisateur de trente ans, Marwan Hamed, L'Immeuble Yacoubian s'est vu décerner à la Biennale de Cinémas Arabes en juillet 2006 à Paris le Grand Prix IMA ainsi que l'aide IMA à la distribution (un prix offert au distributeur du film en France) et le Prix du meilleur acteur collectivement à trois des interprètes : Adel Imam, Nour El-Sherif et Khaled El-Sawy. Le film réunit en effet la crème des acteurs égyptiens. Il est l'adaptation cinématographique du livre éponyme d'Alaa El Aswany, premier roman d'un dentiste du Caire âgé d'une quarantaine d'années et auteur de quelques nouvelles. Un tabac au Proche-Orient avec 100 000 exemplaires vendus, il est traduit en plusieurs langues (en français aux éditions Actes Sud). Présenté en première mondiale au Festival de Berlin (Panorama), puis au Marché de Cannes, le film a déjà fait beaucoup parler de lui, avec le plus gros budget de l'histoire du cinéma égyptien (3,5 millions de dollars) et une palette impressionnante d'acteurs et actrices, les grandes stars du cinéma égyptien et arabe. Le coup médiatique n'empêche pas le film d'avoir en quelque sorte été réalisé en famille : le réalisateur Marwan Hamed a travaillé main dans la main avec le scénariste Wahid Hamid, qui n'est autre que son père. Ce passage de témoin de père en fils, du scénario à la mise en scène, donne un touchant portrait de l'Egypte des 50 dernières années.
Au cœur du film, construit dans les années 30 en plein centre du Caire par un riche Arménien, l'Immeuble Yacoubian, vestige d'une splendeur révolue. Les destins des habitants qui s'y croisent dessinent un portrait sans fard de l'Egypte moderne - une société complexe où se mêlent corruption politique, montée de l'islamisme, fracture sociale, absence de liberté sexuelle et nostalgie du passé. Les histoires mouvementées des habitants de l'immeuble résument les différentes facettes de la société égyptienne : le réalisateur choisit un film choral, genre assez rare dans le cinéma égyptien alors qu'il est très présent dans sa littérature (Naghib Mahfouz, pour ne citer que lui). La bande-annonce officielle présente les divers personnages en suivant leur répartition dans l'immeuble : une idée très réussie pour résumer l'histoire du film. Voici donc au premier étage Haj Azzam (Nour El Sherif) : un ancien cireur qui accumule richesses grâce à des affaires illicites, un parvenu sans morale et aux ambitions politiques, qui a toujours son chapelet dans les mains mais n'hésite pas à obliger sa deuxième femme (mariée en cachette) à avorter. Au deuxième étage, Hatem Rachid (Khaled El Sawy) : journaliste homosexuel, de mère française, qui se lie à un jeune militaire (arrivé au Caire d'un village du Sud avec sa femme) et l'attire dans ses bras grâce à son soutien financier. Au troisième étage, Zaki El Dessouki dit Zaki Pacha (Adel Imam) : fils d'un ancien pacha, l'histoire de l'Immeuble est aussi l'histoire de sa famille. Bon vivant enfermé dans son passé d'aristocrate, Zaki fréquente les jeunes femmes de boîtes de nuit malfamées, critiqué par sa sœur et avec le seul soutien de son ancienne amie, la chanteuse Catherine (Yousra). Au dernier étage, les familles des jeunes fiancés Bothayna et Taha. Taha (Mohamed Imam, fils de Adel) songe à devenir policier, mais il est refusé car sa famille est pauvre. Bothayna (Hend Sabry) est une jeune femme qui doit travailler, et supporter les avances sexuelles des patrons, pour soutenir sa famille. Rebelle et pure, elle quitte Taha quand il devient intégriste et finit pour se lier d'une amitié amoureuse à Zaki.
On devine à quel point le film mobilise ainsi l'environnement historique. Le réalisateur se tient proche du roman et aborde sans aucun voile le thème de l'homosexualité, terriblement tabou dans la société égyptienne et arabe en général, mais aussi d'autres sujets délicats tels que la corruption au plus haut niveau de l'Etat et la violence policière.
Comme dans Les Enfants du paradis, ou dans une version moderne de la Divine Comédie à l'envers, ce sont les personnages du haut de l'immeuble, les jeunes qui habitent sous les toits (au théâtre comme dans la vie), qui ont l'esprit pur et qui sont plein d'espoir, mais la corruption qui les entoure finit quand même par les briser ou les transformer. Le film est important pour le portrait très dur qu'il livre d'une société en putréfaction, où les différences de classe et de culture tracent des limites insurmontables. Marwan Hamed confirme sa maîtrise dans la mise en scène et dans la direction des acteurs. Il domine là un scénario complexe dans un style classique mais à un rythme soutenu qui maintient l'attention du spectateur durant les presque trois heures de projection. Pourtant, la définition des personnages et de leur " destin " dans l'univers du film laisse à désirer : ils sont engoncés dans leur rôle de représenter une tendance ou une thématique sociale au lieu d'avoir la liberté d'évoluer avec leurs propres contradictions. L'intention finit ainsi par prendre le dessus sur le portrait polémique d'une société.
Cela apparaît très clairement avec l'homosexualité qui est présentée comme liée à un traumatisme. Le viol subi par Hatem pendant son enfance semble motiver son homosexualité une fois qu'il est devenu adulte. Le détail est d'importance si l'on considère que Taha est lui aussi brutalisé en prison, et que tous deux payent de leur mort la conséquence du traumatisme vécu (l'homosexualité pour Hatem et l'intégrisme pour Taha).
Dans la débauche généralisée le seul couple qui s'en tire semble être l'étrange duo formé par Zaki et Bothnayna : l'aristocratie et la beauté. Adel Imam, grande star du cinéma égyptien et l'un des grands acteurs du monde arabe, est surnommé " le Charlie Chaplin arabe " : ici, tel un Charlot moderne, il danse avec une pauvre et belle fille (la ravissante Hend Sabry) vers une Egypte nouvelle. Un espoir teinté de nostalgie.

Maria Coletti

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