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"Censurer c'est infantiliser"
entretien
rédigé par Carole Dieterich
publié le 02/12/2016
Nabil Ayouch
Nabil Ayouch
Les actrices de Much Loved
Les actrices de Much Loved
Halima Karaouane et Loubna Abidar dans Much Loved de Nabil Ayouch
Halima Karaouane et Loubna Abidar dans Much Loved de Nabil Ayouch
Extrait du film Much Loved de Nabil Ayouch
Extrait du film Much Loved de Nabil Ayouch

Présenté lors de l'édition 2015 du Festival de Cannes, Much Loved, le dernier film du franco-marocain Nabil Ayouch, a déclenché une vague d'hostilités au Maroc. Les pétitions pour l'interdiction du film, qui met en scène le quotidien de quatre prostituées, se sont multipliées dans le royaume. La réaction du gouvernement ne s'est pas faite attendre. Le film a été interdit de diffusion le 25 mai 2015 par le ministère de la Communication, au motif qu'il représentait "un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l'image du Maroc." Au pouvoir des autorités s'ajoutait une "dictature populaire des réseaux sociaux". Et les décisions des premières pouvaient parfois faire écho aux soubresauts de la seconde.

Africultures : Deux de vos films ont été censurés par les autorités marocaines : Une minute de soleil en moins (2003), et plus récemment Much Loved (2015). Comment interpréter une telle interdiction, à l'heure où la circulation des oeuvres prétend se jouer de toute censure ?
Nabil Ayouch : Censurer une œuvre, aujourd'hui, ne présente absolument aucun intérêt. Et ceux qui ne l'ont pas compris, n'ont rien compris. Au Maroc, comme ailleurs, les films sont pour beaucoup piratés. Et le piratage est une voie de contournement de la censure. Mais l'on ne peut s'en satisfaire. Personnellement, je fais des films pour les assumer, pour qu'ils sortent officiellement, dans les conditions de respect de l'œuvre et pour qu'ils soient vus par le public auquel ils sont destinés. Le législateur doit éventuellement accompagner une œuvre par des mesures restrictives pour certains supports et certains publics. Le tout, en collaboration avec l'artiste. Mais interdire, c'est totalement contre-productif, parce qu'on ne peut plus interdire à une œuvre d'exister. Ce genre de décision finit par se retourner contre ceux qui la prennent, parce que les œuvres circulent, qu'on le veuille ou non. Ce n'est absolument pas dans l'intérêt du législateur de chercher à empêcher cette circulation.

Comment expliquer le geste des autorités marocaines ?
Pourquoi doit-on faire face à des censures aussi brutales et aussi absurdes que celle qu'a subie Much Loved en 2016 ? Je n'ai pas la réponse. Les décisions des autorités de tutelle sont parfois tellement incohérentes que c'est à n'y rien comprendre. À moins que ce ne soit pour des raisons électoralistes et purement démagogiques. Et quand bien même il s'agirait de cela, je ne suis pas sûre que de faire interdire certains films fasse gagner beaucoup de voix aux élections.

Peut-on trouver des compromis avec les autorités, sans pour autant se compromettre ?
Je le pense, même si "compromis" est un mot que je n'aime pas. Pour dialoguer, il faut être deux. Et dans le cas de Much Loved, la voie de la discussion a été anéantie par l'autorité compétente. Le ministère de la Communication a fait part de sa décision par voie de presse - une décision parfaitement illégale puisqu'elle sortait du cadre juridique (1). Il a fermé la porte à toute discussion. Il arrive parfois que les autorités engagent un débat avec le réalisateur. Dans ce cas-là, je comprends que certains acceptent de faire des compromis. Je ne l'ai jamais fait jusqu'à maintenant, parce que j'estime que toucher à l'intégrité d'une œuvre n'est pas discutable. Jusqu'à présent, j'ai refusé, parce que les arguments qui m'étaient avancés n'étaient pas recevables. Si à l'avenir, je me trouve face à des autorités qui sont dans une logique de co-construction et qui m'avancent des arguments solides, pourquoi pas. Ce que je reproche à la censure à laquelle j'ai dû faire face est qu'il n'y a pas de dialogue. Il y a juste une volonté d'interdire. Que répondre à cela ? Une attitude bornée appelle forcément une attitude sans concessions. Vous ne pouvez pas être seul à dialoguer.

Est-ce qu'on vous a proposé des compromis pour Une minute de soleil en moins ? Comme de couper certaines scènes de sexe…
Pour ce film, j'aurais pu tout à fait discuter avec la Commission de censure. Mais il a été censuré dans un contexte particulier. Il a été interdit au festival de Marrakech, avant que l'on ne censure sa sortie en salle au Maroc. J'étais moi-même présent au festival, à l'époque. et dans la sélection des films étrangers, il y avait des films comportant des scènes tout aussi explicites, voire plus explicites que celles présentes dans Une minute de soleil en moins. J'ai demandé pourquoi l'on autorisait à d'autres ce que l'on refusait à des cinéastes marocains, je n'ai pas eu de réponse. Cette politique du deux poids deux mesures m'indigne.

La censure envers l'enfant du pays serait-elle plus rude ?
Je pense que ce qui vient de nous, du regard que l'on porte sur soi, est forcément pris de manière beaucoup plus exacerbée, cristallisante. Lorsqu'un étranger parle de nous, on peut toujours dire qu'il ne connaît rien à la culture, aux mœurs. Mais quand ça vient de nous, ce regard introspectif, est plus dérangeant.

Ce n'est pas spécifique au Maroc ?
Je pense que cela s'applique à tous les pays. Récemment, je participais à un débat au théâtre de l'Odéon, qui portait, entre autres, sur la censure, avec des réalisateurs de différents horizons. L'animateur a soulevé cette question, concernant la France. En substance, il disait : "On accepte que tous les films critiques de tous les pays du monde puissent sortir avec une certaine bienveillance en France. Mais quid de nous-même ?" La France n'échappe pas au phénomène. C'est toujours très désagréable de porter un regard sur soi qui ne soit pas complaisant. Pourtant, on est obligé d'en passer par là pour grandir. La guerre d'Algérie est un sujet que l'on a du mal à aborder dans le cinéma français, par exemple.

"Grandir" ?
Évidemment. Censurer, c'est infantiliser.

La censure est-elle toujours aussi frontale que dans le cas de Much Loved ?
Pour Les chevaux de Dieu, les autorités au Maroc m'ont appelé pour dire qu'elles souhaitaient que le film, qui avait été initialement interdit aux moins de 12 ans, soit désormais interdit aux moins de 16 ans. J'ai refusé. J'aurais, par exemple, tout à fait accepté que Much Loved soit interdit aux moins de 16 ans, voire aux moins de 18 ans, mais pas Les chevaux de Dieu. Je respecte entièrement les institutions et leur travail. Mais j'estime qu'il n'y a aucune raison de revenir en arrière pour un visa qui a déjà été octroyé et que les choses se passent en amont. À partir du moment où une décision est prise en connaissance de cause et de manière cohérente, on peut toujours aller devant les tribunaux et la justice de son pays pour la contester. Mais je refuse de faire "un pas en avant, deux pas en arrière". La censure peut parfois être insidieuse…

C'est-à-dire ?
Cela se manifeste par des coups de fil, au cours desquels on va vous suggérer les choses, vous dire qu'on "pense qu'il vaudrait mieux interdire le film aux moins de…", comme je viens de vous l'expliquer. On vous teste. Ce n'est jamais très frontal, sauf dans le cas de Much Loved.

Comment qualifier la réaction d'une partie du public marocain au sujet de ce film ? Peut-on parler d'une "censure de la part du citoyen" ?
Bien sûr ! Le film a suscité des réactions extrêmement virulentes au sein de la population, mais il y a aussi eu des citoyens qui l'ont défendu. Les politiques et les institutions ne devraient pas prendre les décisions en fonction des réactions populaires ou des réseaux sociaux, parce que sinon, ce serait la fin. Imaginez où nous en serions, si on devait faire un sondage sur les réseaux sociaux pour décider de la sortie d'un film ou pas… On peut en revanche parler d'une forme de dictature populaire, concernant les réseaux sociaux. Mais en aucun cas, cette dictature, qui sait être extrêmement violente, ne doit influer sur ceux qui prennent les décisions. Ces derniers ont une responsabilité qui s'exerce dans le cadre des lois.

Vous pensez vraiment que cette dictature du citoyen s'est exercé sur les autorités marocaines pour Much Loved ?
Certainement.

Vous avez été menacé de mort. Les actrices du film, également. Avez-vous surestimé le degré de tolérance d'une partie du public marocain ?
Pour moi, les Marocains étaient le public naturel de ce film. Le fait qu'il soit sorti partout dans le monde, sauf au Maroc, m'a extrêmement peiné. Mais ce n'était pas uniquement à un public marocain que le film s'adressait. Probablement que j'ai surestimé le degré d'acceptabilité de certains, comme je surestime ou sous-estime beaucoup de choses, par naïveté ou par inconscience. Naïveté et inconscience que je préserve, par ailleurs, parce que je pense qu'elles font partie intégrante du processus de création. Si j'étais un peu trop conscient de certaines réalités, je ne ferais plus les mêmes films. Peut-être même que je ne ferais plus de films du tout. Donc, oui, certainement, je ne dois pas être complètement aligné, par rapport à la manière, dont certains sujets sont perçus. Je me pose des questions, parfois. Je me dis : est-ce que le sexe est à ce point un sujet tabou ? Je n'ai pas envie d'y croire. Je me dis que ce n'est pas possible, qu'un film sur quatre femmes suscite autant de réactions. Certes, le film comporte des scènes de sexualité incarnées, mais on ne voit que le haut des corps. Est-ce vraiment cela qui déclenche une telle hystérie ? Est-ce le sujet ? Est-ce que c'est cette espèce de prise de pouvoir de la femme dans le film ? Est-ce que c'est cet esprit frondeur indépendant vis-à-vis de l'homme ? Je pense que si ces femmes avaient été présentées comme des victimes sur lesquelles on tape du début à la fin du film, ça aurait dérangé beaucoup moins de monde. Cette prise de pouvoir des femmes n'est pas ce que l'on a envie de montrer, parce qu'on est une société extrêmement machiste, comme toutes les sociétés méditerranéennes.

Ce déchaînement du public a contribué au succès du film, ailleurs, non ?
Bien sûr. La censure est par nature un coup de projecteur sur l'œuvre. Un artiste doit-il vraiment se soucier de la réception de son œuvre ? Je ne crois pas, même si nous y sommes sensibles et perméables. J'ai été extrêmement peiné de voir que je n'avais pas été compris par une partie de la population au Maroc et que mes intentions avaient été mésinterprétées par toute cette campagne polémique, calomnieuse, diffamatoire, autour du film mais aussi autour des actrices et de moi-même. C'est une forme de souffrance. Doit-on pour autant s'en soucier ? Je ne crois pas, parce que c'est trop incohérent. Les réactions populaires sont comme des mouvements de foule. Cela peut partir comme une trainée de poudre, et il s'agit de simples postures. Cela ne fait généralement qu'enfoncer des portes ouvertes. Et les gens se sentent confortés d'appartenir à ce mainstream. Il faut remettre ces choses à leur place et s'en protéger pour avancer et continuer à faire des films, parce que cela peut être extrêmement destructeur.

Est-ce qu'il y a une recette pour s'en défendre ?
Le mot magique, c'est la distance, la bonne distance. Il faut mettre les choses à distance, mettre les gens à distance, mettre la haine et la violence à distance. Cela suppose de faire le tri entre les vraies prises de position dans le débat et les simples postures. Face à des réelles prises de position, il faut rester ouvert. Mais l'anathème, la condamnation, il faut se fermer à cela. Il ne faut pas aller sur Facebook, lire toutes les saloperies que l'on écrit sur votre travail. Il faut être conscient de tout cela et en même temps s'en éloigner. Il faut être dans cette espèce de paradoxe.
Dehors, des gens crient peut-être, mais si vous avez fait ce film, c'est que vous aviez quelque chose à raconter. Et ce qui compte le plus, c'est la sincérité de votre propos. C'est ce qui va vous protéger le plus. Les vagues ne durent qu'un temps.
Elles finissent par repartir dans l'autre sens. C'est cela la bonne distance.

Le cinéma procède-t-il différemment des autres formes d'expression, lorsqu'il s'agit de dire l'indicible ?
Tout passe par l'image, aujourd'hui. Elle est devenue le véritable enjeu, parce qu'elle s'adresse à tout le monde, partout. Que les gens soient éduqués ou analphabètes... Les images circulent, aussi bien au Nord qu'au Sud, même plus facilement que les livres. Le cinéma a une forme de pouvoir incontestable.

Cela ne le met-il pas plus en danger ? Est-ce qu'on peut tout y dire ?
Je ne fais pas des films pour dire des choses qui dérangent. Je fais des films pour m'exprimer. Et le cinéma est le moyen par lequel je suis capable de m'exprimer. Si cela dérange certains ou certaines, cela les regarde. Je fais des films pour défendre un point de vue, un regard sur le monde, pas pour le plaisir de déranger.

Vous êtes-vous déjà autocensuré ? En décidant de ne pas montrer certaines choses ?
Oui ! Mais pas parce que cela aurait pu déranger. Cela fait partie de la construction d'une œuvre. C'est ce qu'on raconte qui dicte ce qu'on montre, ce qu'on a envie de dire ou de ne pas dire. C'est tout !

Existe-il une limite à ne pas franchir pour un créateur selon vous ?
On ne peut bien évidemment pas tout montrer. Les limites sont celles que l'on s'impose à soi-même. La question est complexe. Car je n'ai pas de limite dans l'absolu. Cela dépend du sujet sur lequel je travaille. Ce qui me heurte personnellement est quelque chose que j'ai du mal à montrer à autrui. Dans Much Loved, certains ont jugé violentes des scènes qui ne l'étaient pas pour moi. Et inversement, j'ai eu extrêmement de mal à tourner, à monter et à montrer des scènes considérées comme inoffensives par la plupart des gens. Celle, par exemple, où Noha vient chez sa mère, dans la médina, la première fois. C'est lié à chaque individu. Et chaque créateur à ses propres limites.

Entretien de Carole Dieterich avec Nabil Ayouch

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