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Débat-forum Fespaco 2023 / 8 : Stéphanie Tum, Irène Nangi and Eystein Dingha Young parlent de "La Plantation du planteur"
entretien
rédigé par Olivier Barlet
publié le 08/05/2023

La Plantation du planteur est tourné au Cameroun et se déroule des années 60. Il dépeint la lutte d'une jeune femme contre sa famille mais aussi contre sa société pour préserver l'héritage de son père défunt. Le film a remporté deux prix spéciaux : le Prix spécial Plan international Burkina de l'égalité aux filles pour la combattivité et l'innovation en faveur des filles ainsi que le Prix spécial Ecobank Sembène Ousmane. Eystein Dingha Young et ses actrices fût invité à en parler avec la presse et les professionnels lors des débats-forums. Transcription résumée et traduite de l'anglais.

Annick Kandolo : S'agit-il d'un film musical ou d'une comédie musicale ?

Eystein Dingha Young : Il s'agit d'un film de fiction ainsi que d'un film musical qui explore plusieurs genres, ce qui donne un aspect sombre à l'histoire que j'ai essayé de raconter. Pour ceux qui ont déjà vu le film, vous connaissez déjà sa fin tragique. On retrouve beaucoup de tragédies dans ce film dues aux histoires que l'on essaye de raconter. La Plantation du Planteur est une allégorie du néo-colonialisme. C'est une histoire vraiment sombre dans laquelle nous avons essayé d'insérer certains éléments qui offrent une ambiance plus légère. Alors évidement la musique fait sens. En effet, la musique vous offre un voyage émotionnel et vous connecte aux Africains. La fondation de nos nations a été créée par la musique. Nous avons la Rally Song que l'on chante pour célébrer notre nationalisme, nos nations, notre identité. Nous utilisons la musique pour représenter tout cela mais aussi pour donner un aspect plus léger à notre film.

Madina Diallo: Vous nous plongez dans le film et pourtant, dans une scène, la caméra ne passe pas la fenêtre pour nous permettre d'entendre ce que dit l'actrice principale. Pourquoi ?

[caption id="attachment_36674" align="alignright" width="451"] Stéphanie Tum, Eystein Dingha Young and Irène Nangi at Fespaco 2023[/caption]

Eystein Dingha Young : Si je laissais l'actrice à distance, c'était pour qu'elle se sente totalement perdue, mais aussi pour que les spectateurs soient perdus. Je voulais tellement que mes spectateurs soient dans l'histoire qu'il fallait qu'ils soient connectés à elle, qu'ils soient tout aussi perdus qu'elle, à tel point que vous voudriez l'aider. La garder à une véritable distance de l'image vous donnerait envie de la voir davantage. Cela renforce l'idée qu'elle est réellement seule et qu'elle n'a aucun contact avec vous. À la fin vous êtes en crise car vous auriez pu l'aider mais vous ne l'avez pas fait. C'est toute la question du néo-colonialisme. Aurions-pu l'aider ? Aurions-pu aider Thomas Sankara ou Felix Moumié ? Toutes ces personnes qui se sont battues pour nous, pour l'Indépendance mais qui ont été tués par des interventions extérieures. Cela nous donne à réfléchir sur ce que nous avons fait de mauvais et qui doit être corrigé pour une meilleure Afrique.

Question : La musique camerounaise a-t-elle quelque chose à voir avec la musique d'Afrique du Sud ?

Eystein Dingha Young : Le Cameroun a un important passé musical. On a le Makossa et d'autres genre de musiques. Mais ce qui fait que notre musique est aussi bonne ce sont ses origines. Nos clans et tribus ont des similarités avec les peuples bantus et semi-bantus. Les Bantus ont migré dans toute l'Afrique jusqu'en Afrique du Sud. Notre culture est passée par ce peuple. Cette culture a créé un mélange avec d'autres cultures. Grâce à ce mélange, chaque culture en Afrique est liée d'un pays à l'autre. Alors, oui, on peut dire que notre musique au Cameroun est liée à celle que l'on retrouve en Afrique du Sud.

Question : On a parlé de tous ces meurtres (Sankara, Moumié...) liés à la lutte pour l'Indépendance. Est-ce la même situation dans les pays anglophones ? Y a-t-il eu des leaders assassinés ? Peut-être pourriez-vous nous éclairer étant donné que le Cameroun a connu les deux systèmes.

Eystein Dingha Young : Ce que vous venez de dire est précisément ce à quoi le film fait référence. Le film ne dit qu'implicitement ce qui se passe. Les protagonistes sont les chefs africains qui ont été tués à cause de leur résistance. Ils étaient conscients que l'Indépendance était donnée d'une main et aussitôt reprise par l'autre. Le film se finit sur la fille d'un colonialiste qui dit : " nous sommes de retour aux affaires. ". Ces " affaires " sont celles du néo-colonialisme qui nous vient à travers des lois, la devise (franc CFA), la francophonie, etc.

Le Cameroun traverse actuellement une crise dans laquelle la minorité anglophone se bat pour l'Indépendance. Ils veulent être séparés de la majorité française. En 1961, le Cameroun était divisé entre la France et la Grande-Bretagne et la communauté française dominait l'anglaise, ce qui a créé des agitations et quasiment initié une guerre civile. Aujourd'hui, durant les sept dernières années, la région anglophone est instable. Avant la venue de la France et de la Grande-Bretagne, nous ne formions qu'une culture, qu'un pays. Ces langues nous ont divisés. Maintenant il y a des familles qui se livrent des batailles entres elles, manipulées par une source extérieure. On connaît l'origine du problème au Cameroun : une intervention extérieure qui pousse ces choses à se produire. On oublie qu'à l'origine nous sommes Camerounais, Bantus ou semi-Bantus, avec la même culture, la même ethnie et le même langage : l'africanité. Des langues sont arrivées au milieu de tout ça et nous ont séparés. Au Nigeria par exemple, on parle plutôt de division ethnique. Pareil pour le Ghana.

On peut renverser le néo-colonialisme. Je voulais qu'après avoir vu le film, on réfléchisse sur ce que cela signifie pour nous en tant que peuples, pays, continent. Un groupe de personnes assises à une table ont dessiné les contours de nos pays. Mais notre africanité fait de nous des personnes. Aujourd'hui j'ai besoin d'un visa pour voyager au Burkina-Faso alors que je proviens du même continent. Ça nous empêche de collaborer efficacement. Donc La Plantation du Planteur est un appel à prendre conscience et à réfléchir sur ce qu'on peut faire en tant que continent pour renverser le néo-colonialisme et donner une chance aux Africains.

Annick Kandolo : Etes-vous chanteuses ou avez-vous appris le chant pour pouvoir entrer dans cet univers musical ? Ou bien était-ce instinctif ?

Stéphanie Tum : Non, nous ne sommes pas chanteuses. Nous avons grandi avec des chansons dans notre culture. Lors de célébrations, deuils ou autres situations les chants sont utilisés. C'est ce que le film essaye de montrer. On se sert des chants pour rendre les choses plus tolérables, plus faciles. La plupart des chants du film sont des chansons écrites pour le film, que nous devions apprendre.

Question : Pourquoi ce choix de nous laisser errer avant de nous fixer sur un acteur, en l'occurrence l'actrice ?

Eystein Dingha Young : Lors de la réalisation du film, je ne voulais pas raconter une autre de ces histoires avec des personnages et simplement les présenter. Je voulais raconter quelque chose de plus fort. La Plantation du Planteur raconte l'histoire du néo-colonialisme en Afrique. Au début, j'essayais de présenter l'Afrique. Mais ensuite, je me suis dit que les personnages pouvaient être n'importe qui. Je n'ai pas suivi de lignes, de règles ou de normes. J'y suis allé en " freestyle " car ce que je voulais, c'était transmettre le message, l'histoire. Même dans notre société les bonnes personnes souffrent, c'est aussi ce que je voulais montrer dans le film. Les films actuels mentent : si vous ne travaillez pas, vous n'arriverez à rien. En Afrique, la magie n'existe pas. Les personnages du film sont de vrais protagonistes. Enanga n'est qu'un symbole, la voix de ces personnes, car elle fait aussi partie de la plantation. Elle devient la force du peuple. La Plantation du Planteur est un film non-conformiste et a un message que l'on doit transmettre de force : soyons vrais, brisons les règles et ayons cette conversation/réflexion "

Question : Est-ce que nos héros en Afrique doivent mourir ? Ne peuvent-ils pas rester en vie pour voir les accomplissements de leurs luttes ?

Eystein Dingha Young : Selon moi, le point le plus important dans La Plantation du Planteur est l'origine du problème : les familles. Ces familles qui se battent les unes contre les autres ont donné une chance au néo-colonialisme d'exister et de prospérer. Pour moi, la question ne devrait pas porter sur ce que l'on doit faire pour arrêter cela. Est-ce que les coups d'Etat qui éclatent tous les jours sont guidés par les bonnes intentions ou est-ce juste de l'égoïsme ? On ne veut pas de ces personnes à la tête du pouvoir alors on fait un Coup d'Etat. Vous êtes un héros mais faites-vous les bonnes actions ?

Finalement, le problème de l'Afrique c'est plus nous que l'intervention extérieure. L'intervention extérieure ne fait que répondre à ce que l'on offre. La question devrait être une réflexion sur nous, l'Afrique. Nous devons nous élever et accepter la question. Nos héros n'ont pas à mourir. Paradoxalement, on leur laisse une chance de se faire tuer : notre peuple est influencé par l'intervention extérieure, ensuite il se retourne contre nos héros et finit par les tuer.

Irène Nangi : Nous sommes tous des héros. Ça part de nous. Nous devons faire notre devoir en tant que tel. Si vous faites votre travail, nous vivrons tous les uns pour les autres. Les problèmes extérieurs leur appartiennent. Nous devons éduquer les prochaines générations : l'amour est le seul message à transmettre.

Eystein Dingha Young : C'est une réalité qui nous touche personnellement. Nous venons d'un pays divisé. Les médias disent que les Anglophones veulent séparer le Cameroun en deux parties et détruire son intégrité. Ces journaux divulguent de mauvaises informations à la partie française du Cameroun. C'est la raison pour laquelle nos héros sont assassinés.

Les États-Unis ont fait vivre leurs héros à travers le cinéma, la propagande. Ces héros se sont combattus contre le Royaume britannique, puis les États-Unis sont devenus indépendants et se sont construits. Je voudrais qu'on ait de belles fins en Afrique. Nos héros n'ont pas à mourir, ils ont droit à une fin heureuse.

Un producteur du Ghana : Je préfère rester réaliste. On vend du rêve avec nos héros qui se battent et qui réussissent. Mais ce n'est pas notre réalité en Afrique. Nous devons montrer la vérité, ce qui arrive à ces personnes. Ce n'est pas Hollywood, ils ne réussissent pas à tous les coups. C'est la réalité.

Eystein Dingha Young : Je suis un panafricaniste. Je ne veux pas changer l'histoire de l'Afrique. Je veux parler de migrations, pauvreté, etc. Cependant, je veux également que l'Afrique soit montrée comme un continent avec des capacités car je sais que nous en avons le pouvoir. En tant que réalisateur, je veux du changement pour l'Afrique, je veux montrer la réalité. Nous devons exploiter notre potentiel. Le monde entier doit voir notre film pour comprendre.

Irène Nangi : On doit inculquer à nos jeunes que nos héros ne doivent pas nécessairement mourir. C'est ça le rôle du cinéma : véhiculer l'image de l'Afrique. Les deux doivent être fait. Certains cinéastes doivent décrire la réalité telle qu'elle est parce que nous devons nous questionner. Mais on a aussi besoin de cinéastes qui nous forgent l'imaginaire, qui nous permettent de nous projeter. La jeunesse a besoin qu'on leur montre qu'on est capable de grandes choses. On doit prendre nos problèmes à bras le corps, ne pas rester figé et dire qu'ils viennent d'ailleurs.

Eystein Dingha Young : La Plantation du Planteur n'est pas un film pour rabaisser l'Afrique. Nous devons raconter nos histoires nous-mêmes. Le film se déroule dans le passé (1961), à la racine de nos problèmes. Je veux que nous revenions en arrière, que nous nous rendions compte de ce qu'on a mal fait et que nous le corrigions. C'est l'heure du changement.

Question : Avez-vous eu des aides pour la production ? "

Eystein Dingha Young : Nous n'avons pas l'opportunité d'obtenir des aides pour les films anglophones. Mon coréalisateur et moi-même avons financé le film de notre poche. Nous n'avons pas de soutien financier. Ce n'était pas facile de financer le film à cause de tout ce qui le compose. On espère avoir du soutien à l'avenir !

Merci à Daniel Olivier pour son aide sur la transcription en anglais (à lire sur Afrimages.net) et la traduction en français

Olivier Barlet

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