AFRICINE .org
Le leader mondial (cinémas africains & diaspora)
Actuellement recensés
25 240 films, 2 562 textes
Ajoutez vos infos
"Il est important pour moi de me réapproprier mon histoire"
entretien d'Olivier Barlet avec Mati Diop à propos de 1000 soleils
entretien
rédigé par Olivier Barlet
publié le 17/06/2008

Mati Diop, fille du musicien Wasis Diop et nièce du réalisateur Djibril Diop Mambety, présentait au Pavillon des cinémas du Sud du festival de Cannes 2008 un extrait de son film en cours de tournage, 1000 soleils, consacré au film-culte de Mambety, Touki bouki.

Nous sommes au festival de Cannes, quelles sont vos impressions par rapport à ce chaos cannois ? Qu'est-ce que vous permet ce festival ?
Le festival de Cannes, c'est plein de choses à la fois effectivement. J'ai été invitée par le Pavillon des Cinémas du Sud et, ce qui était très positif pour moi, c'était que le festival soit surtout un lieu de rencontres. Je parle plus de rencontres humaines, entre artistes et entre collaborateurs cinématographiques qu'autre chose. Je ne sais pas si ce sont des rencontres qui vont forcément aboutir maintenant mais en tout cas ça m'a permis d'avoir une perception un peu plus concrète de la dynamique créative en Afrique, notamment au Sénégal. J'ai rencontré par exemple deux réalisatrices qui sont originaires du Sénégal, Diana Gaye, que je connaissais déjà un petit peu, et Angèle Diabang-Brener. C'était important pour moi de me rendre compte qu'il y avait des réalisatrices aussi jeunes qui ont en plus un discours effectivement très libre. Je suis très contente car c'est important de sentir qu'on fait partie d'un mouvement qui avance et ce qui m'a aussi rassuré, c'est qu'au-delà d'une indépendance, il y a une vraie autonomie dans la manière dont elles parlent de leur travail et je me suis reconnue dans ce qu'elles disaient. Après c'est toujours étrange, en tout cas pour moi, de me sentir mise dans une case, ce dont on a parlé hier, "le cinéma sénégalais de femmes". J'ai toujours du mal à me sentir concernée par les étiquettes mais je pense que c'est le cas de beaucoup de gens. Par exemple, toutes "les femmes du Sud" ont monté les marches hier… J'étais contente, symboliquement. Mais je suis restée assez spectatrice. J'ai pris du recul à un moment donné et j'ai trouvé ça dommage que chacun monte par petits ghettos comme ça. Je trouve qu'il y a une certaine violence là-dedans et je me suis quand même dit : "ah, on en est quand même encore là…". Je trouve ça assez terrifiant que ce soit aussi étiqueté, mis dans des cases, pour moi c'est très particulier comme constat.
C'est la violence d'être mis à part et puis c'est aussi la violence d'avoir une visibilité de ce type-là pour pouvoir exister ?
Je ne sais pas si c'est être à part mais ça révèle quand même des choses plus complexes.
Sinon le festival de Cannes, c'est la première fois que j'y vais, je suis très contente d'y aller en étant invitée pour montrer un travail qui m'est très cher, ce film que je réalise sur mon oncle.
Juste pour terminer sur le sujet de la catégorisation comme ça, ce qui a été dit hier au débat, sur lequel on n'a pas continué parce que c'était un autre débat, mais qui était se revendiquer cinéaste tout court, c'était une revendication un peu générale au début des années 2000 de la part notamment des jeunes cinéastes, qui voulaient sortir d'un ghetto cinéma africain, enfermé comme un genre. En même temps, ça débouchait sur une sorte d'essentialisation de la définition du cinéaste qui ne collait pas non plus parce qu'il n'y a pas de cinéaste tout court, on est toujours issu de quelque part. Les références, l'origine, est-ce que c'est quelque chose qui vous est important ? Ne le montrez-vous pas par vous-même puisque vous faites un film sur Djibril Diop Mambety, quelqu'un qui vous a précédé, qui en plus est de votre famille mais qui est aussi un des grands cinéastes africains ?
Je m'empare tout simplement de mon histoire. J'ai grandi à Paris, je suis allée au Sénégal régulièrement enfant mais alors au-delà des films de Djibril Diop Mambety que je voyais parce qu'ils étaient à la maison en cassettes VHS, je n'ai sincèrement, jusqu'à récemment, pas vraiment été attirée par le cinéma africain parce que le peu de choses que je voyais, que j'entendais sur le cinéma africain ne m'attirait absolument pas. Mais quand je suis allée au Sénégal enfant, j'ai adoré ce que j'ai vu là-bas, j'étais avec ma famille, j'ai la chance de ne pas avoir été coupée de mes origines et d'avoir vécu ma double identité relativement sereinement. En revanche, l'image que les films africains me renvoyaient de l'Afrique ne me mettait pas forcément à l'aise avec cette idée de l'Afrique-là. J'ai entendu dans un article qu'on appelait ces films "les films calebasses", un peu folklores quoi… Ça c'est une image de l'Afrique qui ne m'intéresse vraiment pas. Quand je vais en Afrique, je vois autre chose que ça. Ce qui est intéressant aussi, c'est que je confronte mon éducation visuelle plutôt occidentale à ce que je vois en Afrique et ça devient un objet à part, singulier.
J'habite à Paris depuis toujours et les films qui m'ont le plus allumée depuis que j'en vois, ce sont des films américains, des films français, des films asiatiques mais c'est vrai que je n'ai pas du tout été élevée, éduquée au cinéma africain. A part les films de Djibril que j'arrive à regarder relativement objectivement, (parce qu'on ne m'a pas élevée dans le culte de la personnalité de Djibril), à part Mustapha Alassane, Sissako, Alain Gomis, (il y en a plein que je ne connais pas). Aujourd'hui je dois commencer à en voir parce qu'à partir du moment où je tourne en Afrique, je pense que c'est quand même la moindre des choses de savoir ce qui a été tourné là-bas avant moi, justement pour me permettre d'être plus sûre de ce que je veux montrer, et de ce que je ne veux pas montrer. J'espère être agréablement surprise. Mon rapport au cinéma est lié à mon rapport à mes origines et à l'Afrique, en tout cas en ce qui concerne le film dont j'ai parlé, le film sur Djibril et le court-métrage que je vais tourner en 2009. Je suis en train d'aller vers mes origines, dont je n'ai jamais été coupée mais qui étaient quand même assez lointaines et inconnues. Donc c'est un travail particulièrement intime.
Parfois je prends du recul et je me rends compte du grand écart parfois, que je fais entre deux réalités, une de Dakar, des choses que je vois là-bas, et ce que je vis à Paris, il y a un côté schizophrénique par moments mais qui peut devenir intéressant si ça génère une oeuvre.
Se pencher sur un passé repose la question de la filiation. Il me semble qu'un travail de cinéma ne peut jamais se penser en dehors d'une certaine filiation. Même si on veut partir sur du nouveau, son rapport au passé ou son rapport à ce qui nous précède est fondamental. Le rapport à l'origine, je ne le vois pas comme une authenticité particulière mais comme le rapport avec ce qui nous structure. Votre film en est pénétré. Il me semble pénétré à la fois par cette interrogation sur le travail de quelqu'un que vous avez connu en situation d'enfance et par ses films, donc par un véritable travail artistique, qui de plus me semble très marqué par ce que vous avez travaillé ces dernières années, à travers la vidéo, les installations de théâtre, expérimentales, etc. qu'on sent dans votre approche de l'image.
J'ai mis du temps à comprendre que la raison pour laquelle j'avais choisi de faire des films, c'était aussi parce que moi-même je suis au carrefour de beaucoup de choses très différentes. Ce n'est pas seulement la France d'un côté, l'Afrique de l'autre, c'est aussi que j'ai énormément voyagé quand j'étais enfant, avec ma mère qui m'a emmené dans beaucoup de pays, que j'ai eu à rencontrer des gens très différents, de milieux très différents. J'ai eu cette chance-là. Je suis aussi née dans une famille d'artistes, Djibril c'est une chose mais il y a mon père qui est musicien, ma mère qui était à la base photographe. La question du chemin artistique, elle ne s'est même pas posée, c'était une suite logique mais j'ai quand même à un moment donné clairement décidé de faire des films en réalisant tout simplement mon premier court-métrage. En fait, j'ai toujours été très obsédée par le son, la musique et l'image.
Quelle est l'histoire de votre premier court-métrage, "Last night" ?
En fait, c'était très simple. Déjà j'avais commencé une école de cinéma pas très intéressante. J'ai passé mon bac et je savais que je voulais faire des images.
Je n'ai pas voulu faire une école parce que j'avais déjà très peur du formatage. J'avais envie d'expérimenter moi-même les choses. J'ai dû partir de cette école pour faire ce court-métrage parce que dès la première année, ce que j'avais envie d'essayer ne rentrait pas du tout dans le cadre de ce qu'on voulait nous faire croire qu'était le cinéma. Donc je suis partie de l'école, j'ai réuni trois acteurs sur le toit d'un building, un lieu que j'avais envie de filmer, d'y emmener des acteurs et de tenter une expérience. C'est l'histoire d'un trio : une fille, deux garçons. Une sorte de relation impossible. Au sous-sol du même immeuble, un karaoké investit par un dandy qui chante des chansons un peu tristes dans un dancing délabré.
Avec ce court-métrage j'ai pu avoir accès au Pavillon du Palais de Tokyo qui propose dix mois de résidence artistique. C'est un laboratoire de création qui permet à de jeunes artistes (vidéastes, photographes, plasticiens, architectes) d'expérimenter différentes choses.
De manière inconsciente, j'étais déjà dans une volonté de ne surtout pas rentrer dans une case, et puis de ne pas rentrer dans une certaine "professionnalisation".
C'est récent mon besoin d'aller vers les films de Djibril et de le rencontrer.
Je ne prends réellement conscience de tout cet héritage qu'à présent. Quand je dis "le rencontrer" on sait tous qu'il n'est plus là, mais Djibril n'a jamais été autant présent dans ma vie qu'aujourd'hui.
J'ai quand même une certaine tendance à résister contre un certain formatage. J'ai toujours eu la sensation d'avoir été un peu en marge d'une certaine façon. Djibril, à sa manière et dans son propre contexte à lutter en permanence.
C'est intéressant de réaliser qu'on a pu prendre des chemins alors que d'autres les avaient pris avant vous sans que vous-même vous vous en soyez rendu compte. C'est là que ça devient mystérieux et que l'objet d'un film se pose parce que ça parle aussi du lien invisible, de cette filiation-là. Au moment où j'ai réalisé mon premier court-métrage, je ne pensais pas du tout à ce rapport de filiation ou d'héritage. Je ne m'intéressais pas à ces questions je crois.
Aujourd'hui ça s'impose. Et j'ai peut-être d'avantage confiance en moi donc c'est plus facile d'accepter cette filiation évidente. Il n'y a pas de revendication non plus de ma part.
Qu'il existe des liens entre Djibril et moi, oui sans doute, mais l'important c'est d'en faire quelque chose surtout, de faire des choses.
Mais quand vous dites prendre des chemins et s'apercevoir que d'autres les ont pris avant, on pourrait presque dire que c'est la définition de votre film. C'est-à-dire que ce qui est frappant, c'est qu'à aucun moment votre film n'est illustratif de quelque chose et en même temps il va complètement sur les traces d'un autre film, Touki Bouki. Quand vous filmez l'abattoir, Djibril l'a filmé, quand vous filmez la ville, Djibril l'a filmée, et en même temps il ne l'a pas filmé de la même manière donc vous allez sur votre propre chemin avec les bœufs et les cornes mais la relation est là et la relation est dans le film puisqu'on projette le film sur un drap. Il y a donc filiation revendiquée dans le sens de sa propre écriture.
Oui. Déjà le film s'ancre au présent. Vous avez vu, au-delà de la conversation entre Magaye et Myriam qui forcément évoque le passé, le film se passe aujourd'hui et ça, c'était important pour moi de me confronter à la mémoire, à quelque chose qui n'existe plus mais en parler aujourd'hui. J'ai choisi Touki Bouki, au-delà du fait que ce soit l'œuvre qui me paraisse la plus évidente dans l'œuvre de Djibril. J'ai appris aussi, très récemment, en parlant beaucoup avec mon père de Djibril, de notre histoire que Touki Bouki parle fondamentalement de Djibril, de manière très profonde. Touki Bouki c'est Djibril et c'est toute notre histoire. Que le rapport aux zébus, au sang, c'est des choses qui obsédaient Djibril déjà à l'âge de dix ans.
Ce dont Djibril parle dans ses films, c'est tout simplement des choses qui l'ont littéralement traversé enfant. Le film tourne autour de Djibril mais c'est un prétexte. Djibril est un passage, un accès à ma propre histoire. C'est plus ses films qui sont un miroir de sa propre existence et que moi je vais explorer tout en restant ancré dans la ville.
J'aime filmer la ville, ça a plus de sens pour moi d'être en train de filmer à quatre heures du matin dans les rues plutôt que sur un plateau avec des acteurs dans un faux décor.
C'est quelque chose à l'intérieur duquel je me sens vraiment exister.
Je ne me sens absolument pas dépossédée en faisant ce film parce que, comme vous le dites, les abattoirs ont été filmés par Djibril dans les années 70 mais en 2008, c'est moi qui les filme à ma façon. Je filme mes propres images, ce n'est pas un chef opérateur. J'ai un rapport assez organique et physique à ce que je filme. D'ailleurs cet épisode des abattoirs, c'était très impressionnant ! J'étais avec mon cousin, (qui est le fils de la sœur de Djibril et mon père, qui a 23 ans). Il n'est pas du tout ingénieur du son mais je lui ai mis la perche entre les mains et on s'est retrouvés à faire des images ensemble dans cet abattoir. Moi j'ai mis quand même une matinée avant de rentrer vraiment à l'intérieur de la salle parce que c'est quand même un truc !
Ça n'a pas changé depuis Touki Bouki ?
Ça n'a pas bougé du tout. J'ai eu beaucoup de chance parce que dans un an, ça n'existera plus, ça va être industrialisé. Et donc on s'est vus, mon cousin Cheikh et moi, rentrer dans la salle… Vous avez vu ! On a du sang jusqu'aux genoux et on n'arrêtait pas de prendre des moments de recul en se disant "mais c'est Djibril qui nous amène à faire tout ça !". Au-delà du film, c'est avant tout une expérience de vie. Passer une journée entière dans les abattoirs, c'est quand même quelque chose, c'est une sacrée expérience. Voir des bêtes faire la queue, comme ça, en attendant la mort. Et puis j'ai l'impression que chaque animal a son rapport propre à ça, à cette attente, à la mort. Et puis c'était fascinant de voir ces hommes qui tuent. Ça m'a fait penser aux Maîtres fous : Jean Rouch se rend compte à la fin que les visages des hommes qui sont passés par le rituel de la transe, le lendemain, sont beaucoup plus apaisés qu'avant d'avoir commencé. Ça crée un vrai mystère. Pour moi qui ne suis pas habituée à ça, c'est très impressionnant. On a l'impression qu'ils ont accès à des choses qu'on n'imagine même pas. Et cinq minutes après on les voit dehors, très paisibles, sereins, fumer leur cigarette. Il y a un film de toute façon à faire sur cet abattoir, c'est magnifique. Donc voilà, on a traqué Dakar, jour et nuit, en scooter avec les caméras et on se disait que c'était formidable de pouvoir découvrir Dakar de cette façon-là, pour ces raisons-là. Moi j'ai fait découvrir à Cheikh, qui vit à Dakar, des choses qu'il ne connaissait pas de sa propre ville. Mais je l'ai fait dans la dynamique de suivre les traces de Djibril. Et puis c'est mon cousin, donc on s'est rendu compte que tout ça, c'était vraiment une histoire de famille et que c'était super-important de partager ça ensemble.
Et le rapport au sang dont vous parliez ? Pourquoi c'est quelque chose de spécifique comme ça ? Quelle en était la signification ? Vous disiez que vous vous aperceviez que c'était un rapport très fort pour Djibril.
Pour Djibril, c'est une chose et pour moi, c'est encore autre chose. Moi, il se trouve que ça fait un moment que j'ai envie de filmer le Sang, d'explorer cette matière et cette couleur à l'image. Parfois j'écoute Djibril parler (en interview) et il y a des moments où c'est un peu vertigineux parce qu'il y a effectivement des correspondances avec ses thèmes à lui. En ce qui concerne Djibril, le sang des abattoirs de Touki Bouki, c'est tout simplement le sang des Misérables. Les spectateurs ne voient pas avec leur tête mais comprennent beaucoup plus qu'ils ne le pensent avec leur corps et leur subconscient. Le sang, c'est ça pour Djibril, et je l'ai entendu dire que Touki Bouki a beaucoup voyagé, il a fait pas mal de festivals et les questions qui revenaient le plus souvent c'était ce sang, pourquoi autant de sang ? Les gens avaient vraiment besoin de comprendre pourquoi le sang était aussi présent dans Touki Bouki. Et voilà c'est ce que Djibril a répondu à cette journaliste : Ce sang, c'est celui des Misérables. Des damnés quoi… Mais pour lui c'était aussi tout simplement la Vie. Les gens ont peur du sang. Moi dans ce contexte ça m'évoque aussi les liens du sang, forcément. Je ne peux pas m'empêcher d'y penser.
J'ai besoin de parler de ces choses-là, de les mettre dans un film. Ce n'est pas un devoir de disciple de parler de Djibril, je pourrais n'en avoir rien à faire mais ce serait dommage pour moi. J'en ai besoin, j'en ai envie. Ca me procure de la force de le faire parce que je pense que c'est important pour moi à un moment donné de me réapproprier mon histoire. Ça construit mon identité et celle de mes films. Je pense que c'est une étape très importante qui est en train de se faire.

Transcription : Lorraine Balon

Artistes liés
événements liés