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Interview de Sonia Chamkhi, réalisatrice et critique tunisienne
entretien
rédigé par
publié le 12/01/2018

"Des films populaires de grande facture"

Réalisatrice, romancière et journaliste culturelle, Sonia Chamkhi a été la Présidente de jury du Prix de la critique cinématographique africaine dénommé "Paulin Soumanou Vieyra" aux Journées Cinématographiques de Carthage (Jcc 2017), en Tunisie. Ouverte d'esprit, intellectuellement dense, c'est une professionnelle de l'audiovisuel et de cinéma au palmarès élogieux et remarquable. Deuxième au box-office tunisien, son film Narcisse (Aziz Rouhou) a bénéficié du soutien de l'Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). "Nous pouvons faire des films populaires de grande facture cinématographique [nous les Africains]" nous confie-t-elle ici dans cet interview réalisé à Tunis où elle aborde plusieurs sujets concernant le développement du cinéma en Afrique.

 





 



Réalisatrice et romancière, qu'est-ce qu'on peut retenir de votre parcours et palmarès ?



Docteure en cinéma et audiovisuel (Paris-Panthéon-Sorbonne), diplômée en réalisation, écriture du scénario et en design image, Maître de conférences à l'Ecole Supérieure de l'Audiovisuel et du Cinéma à Gammarth (ESAC) en Tunisie, je suis réalisatrice et une productrice déléguée à Moustaches Production.

J'ai écrit deux romans. L'un publié en 2008 par Elysad, intitulé "Leila ou la femme de l'aube" et le deuxième en 2013 "L'homme du crépuscule" édité par Arabesques. Ces deux romans, aujourd'hui épuisés car couronné par un grand succès en librairie, m'ont valu le prix Comar du premier roman, le prix Zbeida B'chir de la littérature francophone féminine et le prix Noma de l'édition africaine.

Je n'ai pas adapté mes deux romans au cinéma. Tous mes films reposent sur des scénarii originaux que j'écris-moi-même. J'écris d'ailleurs des scénarios pour d'autres et participe à l'adaptation et à l'écriture des dialogues en arabe dialectal tunisien. Ma dernière collaboration scénaristique correspond à la réécriture du scénario et des dialogues du long métrage de fiction du réalisateur tunisien Ibrahim Letaeif, Deux mariages et une révolution .

J'ai également écrit deux essais sur le cinéma tunisien : Cinéma tunisien nouveau/ Parcours autres, édité chez Sud Editions et Le cinéma tunisien à la lumière de la modernité, paru aux éditions universitaires. Le premier m'a valu le premier Prix de la recherche scientifique attribué par le Centre de la Recherche Féminine (Credif). Journaliste culturelle, j'ai été la correspondante à Paris et rédactrice free-lance du quotidien La Presse de Tunis et collaboratrice dans plusieurs quotidiens et périodiques : Tunis Hebdo, Qantara (Magazine de l'Institut du Monde Arabe à Paris).

Par rapport au palmarès, retenez les mérites suivants : Trophée du Meilleur Long Métrage (Festicab 2016, Burundi), Prix d'interprétation féminine pour Aïcha Ben Ahmed (Festival Al Hoceima 2016, Maroc), Prix d'interprétation masculine pour Ghanem Zrelli  (Festival du Film Maghrébin Oujda 2016, Maroc), Prix d'interprétation masculine pour Ghanem Zrelli et Jamel Madani au Journées du Cinéma Tunisien 2016, Tunis, et Mention Spéciale du Jury du Festival CinéAlma de Nice 2016 en France.

Des sélections en compétitions Internationales : JCC en 2015, puis en 2016, Fifog, Festival du Film d'Amour, Luxor, Nadhor, Cannes, Tétouan, Oujda, Hoceima, Festicab au Burundi, CinéAlma de Nice, Aflam du Sud de Bruxelles, Journées du cinéma tunisien de Toulouse The diaspora Fest Film de Toronto,, Festival Désir…désirs de Tours et en aussi en 2017 Mostra Mundo Arabe de Cinéma au Brésil.





 

Qu'est-ce que vous pensez du cinéma africain en général et celui maghrébin en particulier ?



Le cinéma africain est un jeune cinéma : il ne cesse de faire ses preuves dans des conditions très difficiles de production et de distribution. Et même entre nous Africains, d'un pays à un autre, il est très peu diffusé et mal connu. Seuls quelques festivals de notre continent lui accorde une petite visibilité et encore : les films qui nous parviennent sont d'emblée ceux qui ont bénéficié d'une coproduction européenne et française en particulier. Du coup les films à proprement parler nationaux ne nous parviennent quasiment jamais : nous ignorons donc une partie de cette production et l'existence d'une dynamique qui nous est pourtant nécessaire.

Il en va de même pour le cinéma maghrébin en particulier. Nous serons tenté de croire que les films du Maghreb (nos voisins de frontières en tant que Tunisiens) nous sont plus accessibles. Il n'en est rien : les films maghrébins distribués au Maghreb depuis des décennies se comptent sur les doigts d'une seule main !

 

Aux JCC 2017, parmi les films en compétition toutes catégories confondues, lesquels vous ont séduite voire convaincue, en terme de professionnalisme cinématographique ?



Cette session des Jcc 2017 m'a réservé de belles  surprises. Le Train de sel et de sucre du Mozambicain Licinio Azevedo m'a confirmé que nous pouvons faire des films populaires de grande facture cinématographique. "En attendant les hirondelles" de l'Algérien Karim Moussaoui me prouve que nous pouvons aussi nous accorder une part inventive, notamment sur le plan narratif. Félicité de Alain Gomis m'a séduite par sa musique et sa mise en scène d'une facture actuelle mais sans "copiage" et références trop soulignées qui auraient entachées la singularité de la proposition artistique du réalisateur. Pour les films tunisiens et marocains à l'instar de Vent du nord de Walid Mattar et Volubilis de Faouzi Bensaidi, je salue l'engagement des réalisateurs et leur témérité mais je crois que le fort investissement financier européen s'il présente l'avantage de meilleures conditions de fabrication (et donc de distribution) et la forte présence de techniciens européens (qui contribuent à la maîtrise technique des films) donnent un peu le sentiment de films mitigés. Je crois que la coproduction est obligatoire car notre cinéma est pauvre, présente des avantages mais également des inconvénients. Notre réalité de cinéastes du Sud, sans productions réelles et sans écrans, est quand même très dure.

 


 

Nous avons constaté que les salles de cinéma sont souvent archicombles. Est-ce parce qu'il y a les Jcc ou c'est souvent comme cela ?

La grande affluence du public aux JCC est événementielle certes mais elle est également l'indice d'une grande soif du public et notamment de la jeunesse. Nous avons très peu de salles en Tunisie (une douzaine pour l'ensemble du territoire, pas même une salle par grande ville !). En général le public du cinéma est restreint mais n'empêche qu'il se déplace massivement à la sortie du film tunisien. À titre d'exemple, en 2016, mon long métrage Narcisse (Aziz Rouhou), sorti dans 10 salles (sur 12) pendant 8 semaines a dépassé les 80 milles spectateurs. Classé deuxième au box-office, il était précédé par Chebabek El Janna (Les Frontières du ciel) de Farès Naanaa et suivi par Hédi de Attia et ensuite, et dans une moindre mesure, par A peine j'ouvre les yeux de Leyla Bouzid. En 2017, ce succès a été réédité Fleur d'Alep de Ridha Béhi. A eux seuls, ces films tunisiens ont eu plus de spectateurs que l'ensemble des films étrangers de la saison 2016. C'est vous dire la soif de notre public pour le cinéma autochtone.

 

Selon vous, qu'est-ce qui manque au cinéma africain et que proposez-vous?

Le cinéma africain manque de moyens sur toute la chaîne, la production, la distribution et l'exploitation. Et nous avons aussi un vrai problème de formation. Je ne vous apprends rien de nouveau en vous disant que notre seul salut est la coproduction sud-sud à tous les niveaux : la production, l'exploitation, la formation. À quand une grande école africaine de cinéma ? Des fonds-communs ? Des conventions de transfert de savoir-faire et de compétences ? J'avoue tout de même que le constat est désespérant : nos politiques culturelles sont défaillantes dans chacun de nos pays, de là à envisager des politiques communes entreprenantes et visionnaires ? Peut-être lorsqu'émergera une nouvelle génération de décideurs : nos dirigeants actuels sont en échec et tiennent mordicus en place ! Je propose donc une insurrection culturelle et du courage et de la persévérance : construire pierre par pierre un vrai projet, se donner le temps comme un allié, croire au futur et à un futur commun et non pas être happé par les petites réussites conjoncturelles (lorsqu'elles adviennent !) qui cesseront quand les conjonctures changeront. 

 

Quels sont vos projets ?

Mes projets ? L'écriture, les films et l'endurance que leur réalisation exige. Car bien sûr, comme nous tous, je recommence chaque fois à zéro. Ni le succès, ni les prix ne nous facilitent la tâche… Mais je me donne le temps de me ressourcer, de me renouveler, de me remettre en question. Je suis la première à détecter mes insuffisances et à inventer des voies qui me permettaient de les dépasser, y compris sans moyens financiers et dans une certaine forme de solitude. En me souvenant aussi de l'amour que vous portent les gens quand ils partagent avec vous vos écrits ou vos films. Je ne fais nullement partie de ceux qui sous-estime nos publics et je convoite toujours une forme d'expression qui ne trahit pas mon intention et mes aspirations artistiques mais qui au même temps rencontre leur attention et les concerne. 

 

Propos recueillis par Hector Tovidokou

Correspondance spéciale

Cotonou, Africiné Magazine

pour Images Francophones

 

 

Image : Sonia Chamkhi, Réalisatrice, romancière et journaliste culturelle tunisienne, Présidente du Jury Paulin Vieyra, JCC 2017

Crédit : DR

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