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"Les morts ne sont pas morts"*
entretien de Samy Nja Kwa avec Toups Bebey
entretien
rédigé par Samuel (Samy) Nja Kwa
publié le 01/06/2002
Toups Bebey
Toups Bebey
Francis Bebey et l'une de ses nombreuses sanzas
Francis Bebey et l'une de ses nombreuses sanzas

Les souvenirs du travail musical, la dette d'un fils envers son père, la persistance du lien…

Qui était Françis Bebey pour toi ?
C'était quelqu'un que je voyais travailler énormément. Les enfants voient leur père travailler, et n'arrivent jamais à en profiter autant qu'ils le voudraient. Au début, je le voyais journaliste, je le voyais faire de la radio, je l'ai toujours vu faire de la musique, mais lorsqu'il travaillait à l'Unesco dans le journalisme, il n'était pratiquement jamais à la maison, il rentrait tard, et travaillait encore. A quoi ? On ne savait pas. On savait que Papa travaillait. Là, je parle de mon enfance. C'est quand j'ai grandi que j'ai compris ce qu'il faisait exactement – bien que j'aie jamais compris pourquoi il avait passé autant de temps à l'Unesco mais il y avait suivi un parcours historiquement important pour un Africain, parce qu'il y en avait très peu à cette époque-là. Je crois que ce qui l'embêtait c'est qu'il n'a pas pu se rapprocher de la musique de la façon qui lui aurait plu : lorsqu'il était à la direction du département musique, il pensait pouvoir être plus en rapport avec la musique, mais en fait, il était plus en rapport avec la "Papasserie" ; il a donc démissionné de son poste en 1974 pour se mettre à fond dans la musique. En 1975, c'était l'année de la femme, il a sortit "La condition masculine". On a toujours vu Papa qui travaillait, et ça restait quelque chose de "normal", parce que les enfants ont besoin de point de repère. Il fait un film ? ok. Il écrit un livre ? ok. Ce n'était pas quelque chose d'étonnant. C'est en grandissant qu'on s'est rendu compte que tout ça représentait du travail et on se demandait quand est-ce qu'il trouvait le temps de faire tout ça. Donc, lorsque j'ai commencé à comprendre que Papa était un personnage extraordinaire, c'était toujours Papa. C'est plus le regard des autres qui me fait réaliser quel grand écrivain il était. Par contre, comme j'ai pas mal appris la musique, au bout d'un moment, j'ai enfin réalisé que c'était un très très grand artiste. Mais cela n'a pas été immédiat. La musique faisant partie de la vie, comme une façon de respirer, c'était normal qu'on joue ensemble. On a commencé à jouer ensemble en 1982-83, il a fait un concert au centre Beaubourg et c'est la première fois que je l'ai accompagné sur "l'invocation à la pluie pour le Sahel" à la percussion sur un rythme que j'avais trouvé tout seul. Il avait acheté un tambour très étrange, en carton avec une peau, dans un magasin de musique. Il répétait et j'ai commencé à jouer avec lui tout à fait naturellement. A aucun moment, on ne s'est dit "assois-toi, je veux faire ça… toi, tu vas faire ça", c'est venu après lorsqu'on est devenu des musiciens confirmés dans le désir d'être musicien. Alors que là, j'étais musicien sans même le savoir, sans le vouloir.
En tant que musicien, comment le voyais-tu ?
C'était un musicien totalement insaisissable. C'est-à-dire que tout ce que j'avais pu apprendre à l'école de musique, lors de rencontres avec d'autres musiciens, à chaque fois que je me retrouvais en face de lui, c'est comme si je n'avais rien appris du tout.
Comment est-ce que tu as atterri dans une école de musique ? Est-ce lui qui t'y as inscrit ?
C'était un peu plus subtil que cela. On avait des voisins qui avaient un piano, mon petit frère Patrick et moi y étions souvent à essayer d'apprendre un morceau avec trois doigts. Un jour, Papa a découvert qu'on avait une relation forte avec le piano des voisins, puis il y a eu un piano à la maison et on s'est retrouvé à prendre des cours de piano sans avoir rien demandé à personne. On a donc commencé à apprendre le piano et on est sorti de l'approche intuitive pour apprendre le solfège et les règles. Quelques années avec une professeure particulière qui était près de la maison, puis on a continué au conservatoire. Je n'y suis pas resté longtemps. J'ai commencé le saxophone à 14 ans, et à 17 ans, j'ai dit ça suffit. Il fallait faire des choix : j'ai arrêté de faire du piano croyant que j'étais capable de continuer tout seul, ce qui était une erreur, et j'ai arrêté le saxophone classique, très bon choix. Ensuite, j'ai cherché et trouvé des professeurs particuliers, avec lesquels je ne suis pas resté longtemps, je me suis retrouvé dans un autre conservatoire qui enseignait du jazz, où j'ai pris cinq cours avec un grand pédagogue qui m'a appris une méthode de travail que j'ai assimilée en plusieurs années. Il m'a fait comprendre qu'il fallait que je sache ce que je voulais et qu'ensuite, il n'y avait plus qu'à travailler dans cette direction. Malgré tout cet acquis, je me revois encore, l'année dernière, répéter avec Papa un nouveau morceau et ne rien comprendre à cette musique, à ce qu'il me demandait, puis à comprendre enfin à la fin de la répétition et à revenir le lendemain matin et lui dire : "mais tu as tout changé". En fait, c'était dans ma tête que tout avait changé, je n'avais plus la même perception des choses.
Est ce que la musique était aussi pour lui un moyen d'éduquer ses enfants ?
Je devais avoir 14 ans, j'écoutais un disque de Stan Getz avec Papa. C'était une période jazz de Stan Getz qui ne me plaisait pas, pourtant, il jouait bien du saxophone. D'un seul coup, Papa me dit "j'espère que tu ne joueras jamais comme ça." "Mais, il joue très bien", je lui réponds. Et lui : "oui, il joue très bien, mais j'espère que tu ne joueras jamais comme ça." Je n'ai plus posé de questions, j'ai réfléchi et j'ai mis un peu de temps pour comprendre qu'il voulait que j'aie ma propre façon de jouer.
Depuis le début des années 80 où on a commencé à jouer ensemble, il s'était installé quelque chose entre nous, on pouvait se dire plein de choses, mais lorsqu'on commençait à jouer ensemble, on pouvait se dire plein d'autres choses, et ça c'est irremplaçable.
Qu'est-ce à dire ?
Vous allez épuiser un sujet de conversation, on va parler de n'importe quoi, on va aller au bout d'un sujet, je vais lui poser mille questions, il va me donner mille réponses. Je vais essayer de lui tendre des pièges, il va m'en tendre et je vais tomber dedans évidemment. Ensuite, nous prenons les instruments. Et là nous communiquons encore, c'est un autre langage et je pense que c'est une forme supérieure de communication parce que à partir d'un certain niveau, il n'y a pas de maître ni d'élève, on échange et plus on échange, plus on progresse et plus on progresse, plus on a envie que ça continue. Des fois ça commençait lorsqu'on était à table, en train de manger. Et un bruit de fourchettes faisait un certain rythme, on pouvait enchaîner comme ça pendant un quart d'heure.
Tu t'appelles Francis Bebey Junior, comment est-ce que tu as vécu cette filiation ?
J'ai trouvé bien pratique que mon grand frère m'ait donné ce surnom de Toups. Francis Bebey est un nom qui représente tellement de grandes choses. Je me suis dis que j'allais seulement garder le handicap du nom de "Bebey", et ne pas dire Françis Bebey Jr parce que sinon, les gens allaient attendre Françis Bebey Bis ; et si j'arrive sans la guitare, sans la sanza, ni la flûte pygmée, les gens vont dire non, c'est pas le fils ! J'ai évité de tomber dans le piège depuis l'enfance. J'adore la guitare, mais pour moi, il était hors de question de monter sur une scène et de jouer de la guitare. D'abord parce que j'ai vu les plus grands guitaristes pleurer devant sa technique de guitare, en essayer de rejouer des choses écrites sur des partitions et qui y arrivaient d'une façon appauvrie, avec toujours quelque chose qui manque. Si ce n'était pas la musique, c'était le feeling. Toups Bebey joue du saxophone, il fait des percussions, un peu de piano et il chante à l'occasion. Dans un premier temps, je ne voulais pas prendre la flûte pygmée parce que je voulais que ce soit Papa qui joue de la flûte pygmée, puis Patrick avait commencé à apprendre la sanza, la flûte pygmée, alors je voulais qu'on fasse des choses un peu différentes.
Tu t'es quand même mis à la flûte pygmée
Ça m'a pris beaucoup de temps, des années et des années, avant de me lancer dans mon aventure personnelle. Je suis du signe du taureau et le taureau est assez lent, jusqu'au moment où il commence à foncer. Depuis quelques années, je vais assez vite. J'ai bien préparé le terrain. J'ai étudié ce que je pouvais faire que Papa n'avait pas fait, et c'est ce qui m'a pris le plus de temps, de trouver ce qu'il n'avait pas fait, parce qu'il a presque tout fait. Il est allé dans toutes les directions. Lorsqu'on écoute le PACT aujourd'hui, on se rend compte qu'il est allé aussi dans cette direction avec un album qui s'appelle "Savannah Georgia" (qui sera réédité). C'est un album joué sur un synthé ARP, un orgue Eminent 310, et les premières boites à rythmes programmables. Il a fait de la techno avant la lettre.
Qu'est ce qui t'a poussé à reprendre quelques titres de son répertoire ?
Je ne voulais pas attendre que les autres lui rendent hommage, alors que je pouvais le faire. Donc, j'ai décidé de lui rendre hommage dès le premier disque, un sample de lui avec une technique vocale pygmée, dans le morceau "freedom jazz dance" de Eddie Harris, saxophoniste de jazz qui comme tous les saxophonistes de jazz de l'époque se demandaient où était l'Afrique d'où ils venaient. Je me suis dit que le service à lui rendre serait d'amener sa composition au cœur de l'Afrique. De même que ndehou@bebey.com est un hommage un peu moins masqué, de même que, "Agatha", "Etoum Etoum". Et je lui rendrai hommage aussi souvent que je ferai des disques, et c'est aussi une façon de revendiquer cette filiation. Je veux pouvoir faire ma vie, ma musique, mais de là à dire qu'il ne m'a rien apporté, jamais !
Je me souviens avoir vu un saxophone chez lui, il m'a avoué qu'il en jouait.
Oui, c'était un grand saxophoniste, d'autant plus grand qu'il était un génie. Il avait la musique : il prenait le saxophone et jouait. C'était de la musique qui sortait, avec le grand M. Lorsqu'il a fait la musique d'un film de Idrissa Ouedraogo, je luis apporte un saxophone, et il me dit : ça tombe bien parce que j'en avais justement besoin pour la musique que je suis en train de faire. Il s'enferme pendant une semaine, on ne le voit plus, il termine la musique. Le film part sur des festivals et revient avec trois prix pour la musique, où il y avait un thème de saxophone. Lorsqu'il prend un instrument, il sait comment faire passer la musique à travers cet instrument, et c'est ça le génie.
Avait-il un instrument favori ?
Je crois que c'était son premier instrument. J'ai tendance à dire comme pour moi même, ce qui m'intéresse, ce n'est pas l'instrument, c'est la musique. J'ai lu dans un article qu'il jouait d'une centaine d'instruments, la vérité est qu'il pouvait jouer de n'importe quel instrument. Un jour je lui apporte une trompette et il me dit qu'il a déjà joué de la trompette ça faisait une trentaine d'année.
Lors des répétitions avec ton père, comment ça se passait ?
Il nous appelait pour répéter, Patrick et moi, comme des musiciens normaux, et nous disait, "voilà, il y a tel et tel nouveaux morceaux, le concert est dans tant de jours, au boulot ! " Et puis on peinait sur les nouveaux morceaux. C'est au point qu'il y a des chansons que j'ai joué pendant 15 ans, si je devais les rejouer aujourd'hui, je ne serais toujours pas à l'aise. C'est une conception hors norme. Tellement hors norme qu'il y a des choses qui me déséquilibrent dans sa façon de concevoir.
Comment travaillait-il ?
Je ne sais pas. Je sais simplement qu'il avait un enregistreur, dans lequel il mettait ses idées à l'état brut, qu'il retravaillait après. Je l'ai vu faire, je fais la même chose. Parce que lorsque tu as une idée que tu ne sais pas comment mettre en forme tout de suite, tu la chantes et tu la fixes telle que tu l'as pensée. C'est ce qu'il faisait, il a inventé de nouvelles formes, il a été dans toutes les directions, et chaque fois il faisait des choses que personne n'avait fait avant. C'est pour cela qu'on dit qu'il est un musicien inclassable. Je me souviens d'une conversation qu'on a eu il y a deux ans (le temps passe vite, ça fait un an qu'il est parti, et ça fait seulement quelques semaines que j'ai compris qu'il était vraiment parti), on écoutait une musique, puis il me dit : "tu entends cette ligne de basse ? c'est d'une pauvreté ! Mais pourquoi faire une ligne de basse aussi pauvre ?" Je lui signalai que la plupart des gens ne se donnent pas cette peine là. Donc, sa méthode de travail, c'était beaucoup de papiers, de cahiers, je ne les ai pas encore ouverts… et puis il y a toujours une part de mystère.
Avait-il une façon particulière de régler ses spectacles ?
Je n'en sais rien. Il ne réglait pas ses spectacles, il improvisait à chaque fois. Mon frère a essayer de lui faire une liste de morceaux et de l'empêcher d'en sortir lors des spectacles, mais il en sortait quand il voulait. Lorsqu'il était sur scène, il était libre. Donc, il fallait qu'on soit très attentif parce qu'on ne savait jamais ce qu'allait être le morceau d'après. Il avait un contact extraordinaire avec le public, et pouvait changer des choses durant son spectacle selon ce qu'il sentait.
Il avait une relation forte avec le Cameroun, que les Camerounais ne comprenaient pas, parce qu'il chantait son pays, mais s'y rendait peu.
Le Cameroun a toujours été tout près de lui. Les Camerounais ont tendance à dire qu'il ne les aimait pas, ou qu'il n'aimait pas le Cameroun, c'est un peu comme une relation amoureuse où il faut sans cesse démontrer à l'autre qu'on l'aime, lui rappeler qu'on l'aime sans quoi le doute va planer et des questions vont se poser. Dans ses multiples activités, il n'avait pas le temps d'entretenir sa relation amoureuse de manière à ce qu'elle soit toujours au beau fixe. Ce temps, il l'employait soit à écrire un livre, soit à faire une conférence à l'autre bout de la terre où il était présenté en tant que Camerounais. Il n'a jamais changé de nationalité, il a eu toutes les occasions et toutes les opportunités d'avoir au moins deux passeports différents, mais il a toujours gardé son passeport camerounais, je pense que ça veut dire quelque chose.
Francis Bebey a été incinéré et ses cendres ont été répandues sur le Mont Cameroun. Ce qui est difficile à comprendre pour beaucoup de gens. Comment tu t'expliques ce choix ?
(long silence). Ça peut être tellement de choses, mais je crois que c'est surtout la preuve de sa relation avec le Cameroun, et son besoin de rentrer chez lui, qu'il avait vraisemblablement depuis le moment où il avait quitté le Cameroun pour suivre ses études à La Rochelle, puis à Paris. Malgré les retours qu'il a pu faire, ce besoin est important, il fait partie de son équilibre, ce besoin de savoir qu'à un moment donné, il va quand même rentrer à la maison. Qu'il n'ait pas envie que les gens viennent déposer des fleurs sur sa tombe, il y a aussi ce côté modeste de ne pas vouloir que les gens viennent lui rendre hommage. Je n'ai jamais eu l'occasion d'en discuter avec lui (de son vivant). Finalement, je crois qu'on était tellement persuadé qu'il ne mourrait jamais qu'on n'a jamais parlé de la mort. Et d'ailleurs, on avait raison, puisqu'il n'est pas mort. "Les morts ne sont pas morts". Il se ramène à cette dimension d'Etre Humain.

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