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Mille soleils : un pont entre générations
entretien d'Olivier Barlet avec Mati Diop à propos de Mille soleils
entretien
rédigé par Olivier Barlet
publié le 02/04/2014
Mati Diop
Mati Diop
Olivier Barlet et Mati Diop
Olivier Barlet et Mati Diop

Considérant ce film comme particulièrement marquant dans la production de ces dernières années, tant par sa saisissante esthétique que par sa façon d'inscrire le souvenir du film culte de Djibril Diop Mambety, Touki bouki, dans le temps présent à travers le destin de son acteur Magaye Niang (qui y jouait le rôle de Mory), le festival des films d'Afrique en pays d'Apt (France) a proposé à Mati Diop une conversation approfondie sur son film Mille soleils, dont la sortie dans les salles françaises est programmée pour le 2 avril 2014.

En 2008 déjà, nous avions pu voir un work in progress du film au festival de Cannes. Nous en avions discuté et je me souviens une phrase : "c'est un film que j'ai en moi depuis le départ". Et voici que cinq ans plus tard, le film est finalisé. Quelle est donc l'importance de ce film et pourquoi autant de temps de gestation ?
Pour plein de raisons ! Il était important de le faire car il me permettait de parler de beaucoup de choses à la fois. J'ai découvert la genèse de Touki Bouki et me suis intéressée à la question du cinéma dans ma famille assez tard, quand j'ai commencé à en faire moi-même, mes premiers courts à 24 ans, autoproduits à Paris avec des amis. J'ai joué dans 35 rhums de Claire Denis et avait ensuite quelques mois avant de rentrer dans une école de cinéma. J'ai eu envie de partir en Afrique, où j'avais été très régulièrement avec ma mère, de retourner à Dakar et d'y faire des images. C'était en 2008 et cela faisait dix ans que mon oncle Djibril Diop Mambety était parti. J'ai posé beaucoup de questions à mon père Wasis sur Touki Bouki, son tournage, des anecdotes, lui qui était très proche de Djibril. La façon très poétique dont mon père m'a transmis cette histoire familiale portait une dimension tellement romanesque, émouvante et riche, et était tellement connectée à l'histoire du cinéma elle-même, qu'il me fallait canaliser ces sentiments, ces émotions, ces idées à travers un film, le langage que j'avais choisi. Je n'ai que très peu connu Djibril mais j'ai grandi dans une famille d'artistes, père musicien et mère dans l'image : ce n'est pas tant mon oncle qui m'a transmis le désir du cinéma, c'est surtout que j'ai évolué dans le son et l'image. Lorsque j'ai tourné mon premier court, j'étais assez loin de Djibril. Lorsque mon père m'a parlé de Touki Bouki, ce fut une découverte et je lui ai demandé ce qu'étaient devenus les acteurs, Magaye Niang et Myriam Niang. Lui n'était jamais parti de Dakar et elle vivait en Alaska.

Donc, l'histoire même de Touki Bouki.
Voilà. J'ai trouvé ça fabuleux : je me suis dit qu'il y avait un film à écrire. Il y avait ce que Djibril avait su anticiper chez ses acteurs, qui ont prolongé la trajectoire de leurs personnages fictifs. Mais il y avait aussi le fait que Touki Bouki est devenu un territoire intime, qui me permettait en l'évoquant de parler du Dakar d'aujourd'hui, de faire un pont entre la génération de mon oncle et la mienne sur un plan aussi bien politique que cinématographique. Cela posait de vrais défis de mise en scène et ouvrait à une aventure humaine très forte. Partir sur les traces de Touki Bouki était une aventure introspective, intime, et une façon de m'ancrer dans Dakar.

Les différents niveaux - histoire personnelle, histoire de cinéma et grande Histoire - se catapultent à l'intérieur du film. On imagine la difficulté de générer un scénario. Comme cela s'est-il passé ?
C'est mon cinquième film, après les quatre premiers courts. J'ai fait un premier voyage à Dakar pour rencontrer Magaye Niang. Je l'ai trouvé magnifique : j'ai eu très envie de le filmer. C'était magique de retrouver Mory 40 ans plus tard. Parler de l'acteur m'était important : comment on garde un film dans son corps, dans ses cellules, jusqu'au bout. Il me fallait savoir ce qui se passerait en provoquant une conversation téléphonique avec Myriam Niang qui jouait Anta dans le film. C'était troublant car on ne savait plus si c'était les acteurs du film qui se parlaient ou les personnes elles-mêmes. Il lui disait : "Pourquoi es-tu partie ? Où es-tu ?". Ce dialogue de vie se rapprochait d'un dialogue de Touki Bouki. J'étais allée il y a cinq ans sur les lieux de tournage de Touki Bouki, notamment les abattoirs que j'ai filmés en repérages et que j'ai gardés dans le film. J'ai aussi filmé la jeunesse de Dakar il y a cinq ans pour établir un pont avec celle de Touki Bouki, questionner ce qui différenciait ces deux jeunesses, leur désir de partir et leur rapport à l'ailleurs, l'Occident. Une fois entrée au Fresnoy, mon école de cinéma, j'aurais voulu continuer le film mais ce n'était pas possible au niveau budget de faire un film entre l'Alaska et Dakar. Arnaud des Palières, professeur invité, m'a fortement déconseillé de faire le film : il ne croyait pas en ma capacité de faire un film sur ce sujet sans devoir mettre des cartons explicatifs, et vu la forte consonance personnelle du sujet.

C'était peut-être aussi une façon de proposer de prendre du recul ?
Oui, au final, ce n'était pas plus mal car cela me permettait ce recul par rapport à une histoire qui m'impliquait directement. Je voulais faire un film dans le présent, sans nostalgie même si la question de la mémoire est convoquée. Il me fallait affirmer mon langage à moi : j'ai fait trois courts métrages (Atlantiques, Big in Vietnam, Snow Canon) en très peu de temps. C'était important pour m'affronter à Touki Bouki. J'ai appris à écrire, essayé des dispositifs très différents, et cherché des financements. Magaye était prêt à le faire mais Myriam était dans d'autres priorités. Cela a mis longtemps. Quand je vois le film aujourd'hui, je comprends qu'il avait besoin de toute cette maturation.

Ce n'est pas Myriam Niang qui parle en fin de film ?
Non, c'est une actrice qui joue son rôle. J'ai réécrit les dialogues à partir d'une vraie conversation qu'ils ont eue au téléphone, mais je suis restée très proche de la conversation originale. Ce n'est pas romancé.

Le film commence par une musique qui reprend une chanson très célèbre, celle du Train sifflera trois fois de Fred Zinneman (1952), avec Gary Cooper, qui est un héros incertain et fragile. A la fin du film, reprise du même thème sur un air rock. Pourquoi cette chanson, qui est liée à Djibril, et pourquoi cette évolution ?
Depuis longtemps, j'entends dire que c'était le film fétiche de Djibril, qu'il avait découvert très jeune, dans les séances en plein air. Ce sont les westerns qui ont nourri son imaginaire. Quand mon père me le racontait, je trouvais très émouvant de découvrir la genèse de son cinéma. Il était très frappé par les scènes de bouchers qui égorgent les zébus dans la rue et emmenait mon père à cinq heures du matin pour les voir. J'ai compris que son cinéma venait de l'enfance, et j'ai eu envie de le transmettre dans mon film. Cette chanson, je l'aime beaucoup. Elle est associée à la scène de Magaye au début qui garde les zébus. Touki Bouki commence aussi par une scène d'un jeune berger qui mène son troupeau à l'abattoir. J'ai voulu commencer Mille soleils là où Touki Bouki se termine, comme si le film ne s'était pas arrêté, donc filmer Magaye et Mory comme un seul personnage. Il n'est pas resté berger dans la vie mais il est resté à Dakar. Je suis assez obsédée par les boucles. Je n'aime pas finir mes films : j'aime beaucoup les recommencements, les fins ouvertes. La fin plus rock est chantée par le même chanteur. La musique du film se transforme : cela raconte aussi ce va-et-vient entre la génération de mon oncle et la mienne. C'est la même chanson revisitée, comme mon film revisite un autre film.

Et entretemps, Magaye a évolué.
Exactement. La chanson se transforme comme Magaye a été transformé et transforme aussi le film.

L'abattoir : il y a du sang partout. Dans Touki Bouki, c'est très violent.
J'ai entendu Djibril dire dans une interview réalisée à Moscou que cela représentait le sang du peuple, les damnés. Mon rapport est très différent : je revisite un décor, je le filme à ma manière. Il a filmé les bêtes, j'ai filmé les hommes. Pas pour m'inscrire en contrepoint mais parce que je me sentais incapable de filmer des bêtes en train d'agoniser. Ce qui m'intéressait était la vitalité folle de ce corps à corps avec les bêtes. Il y avait la volonté de retourner sur les décors de Touki Bouki, et celui qui m'intéressait le plus était les abattoirs. J'ai fait ça avec mon cousin qui vit à Dakar. Pour moi qui vit à Paris, c'était l'expédition totale, car c'est une expérience physique extrême. C'était comme un rituel d'initiation. Ce film était une quête personnelle et une vraie aventure. Je ne mets pas plus de sens que ça dans les abattoirs sinon ce que cela signifie pour Mory. Mais c'est vrai que je n'ai pas pu m'empêcher de penser au lien du sang comme symbolique.

Le sang inscrit une dominante rouge qui marque le début du film. Suivent des scènes où l'écran devient radicalement bleu. Pourquoi cette évolution ?
Ce n'est pas prémédité. Dakar est une ville énergique, violente dans sa complexité, sa vitalité, ses couleurs. J'avais envie de la filmer la nuit, où elle se révèle. C'est en train de changer mais certains quartiers sont complètement noirs, sans éclairage : avec les phares des voitures, c'est un vrai ballet de lumières, magnifique. Que ce soit Atlantiques ou plein d'images que j'ai tournées, j'ai toujours filmé la nuit. C'était une réaction au cliché que l'Afrique n'est que couleurs. Dakar est une ville contrastée, dynamique, brutale, dont j'aime l'image. Pour le bleu, j'ai organisé une projection en plein air : je ne voulais pas des images d'archives de Touki Bouki mais le réactualiser en le confrontant à un public d'aujourd'hui, présent. Je trouvais intéressant en tournant que le bleu numérique prenne de plus en plus de place en contrepoint de la pellicule de Touki Bouki que j'utilise aussi dans mon film qui est en 35 mm dans les premières scènes où l'on voit Magaye avec les zébus, pour s'inscrire en continuité d'une situation dont il n'arrive pas vraiment à sortir, comme piste d'un cinéma qui se répète. Magaye disparaît dans le bleu numérique après qu'on lui demande ce qu'il s'est passé depuis, le gouffre. Au montage, cette question est devenue un choix d'écriture : cela racontait l'évolution du support, l'image d'aujourd'hui par rapport à celle d'avant. Le bleu est aussi la couleur de la mélancolie, même si je voulais faire un film bien vivant et non mélancolique. C'est l'image actuelle qui prend de plus en plus de place dans le film. !

La scène de ménage qui regroupe Magaye et sa femme est d'une extrême vitalité et semble parfaitement improvisée alors qu'il s'agit de sa vraie femme dans la vie
Oui, absolument. J'avais écrit cette scène sans savoir que j'allais pouvoir la faire jouer par sa vraie femme. J'avais très envie de cette scène très triviale pour ancrer le film au présent et dans le quotidien. Voilà comment on vit avec sa légende et qu'on vous dégomme en quelques répliques ! Quand j'ai parlé à Magaye de cette scène, il m'a dit que c'était exactement ainsi qu'il se prenait la tête avec sa femme, si bien que j'ai demandé à Aïssa de la jouer. Elle a mis du temps à accepter. On n'a pas fait d'essai car ce n'est pas une actrice, mais je ne m'inquiétais pas trop. La scène était cadrée en termes de mise en scène, les enjeux étaient clairs, chacun avait des répliques à dire au milieu de l'improvisation et surtout en termes de direction : Magaye devait obtenir de l'argent à la fin, Aïssa devait lui mettre le boubou qu'elle était en train de repasser. Je les ai laissé improviser. Il y a plein de choses que je n'aurais pu écrire et qu'ils ont trouvées en tant que couple qui s'engueule régulièrement ! C'était génial parce qu'Aïssa s'est révélée ! Elle m'a vraiment épaté et c'était très drôle.

On a l'impression qu'il y a plein de prises de par la diversité des angles.
Il y a plein de prises, oui, mais le dispositif était simple, tournant autour de deux axes.

Magaye lui demande de l'argent pour sa virée, une somme bien supérieure au prix du transport.
Elle sait que Magaye de rentre pas au couvre-feu et que c'est une soirée exceptionnelle.

Il prend un taxi dont le chauffeur est un rappeur très connu au Sénégal.
Oui, mais dans le film c'est un chauffeur de taxi et cela reste plausible car les personnes qui ont participé au mouvement Y'en a marre du "printemps dakarois" sont aussi bien des étudiants que des citoyens l'anda pouvant être par exemple chauffeurs de taxi. J'ai effectivement fait jouer le rôle à Djily Bagdad, le rappeur du groupe 5kiem Underground. Je voulais quelqu'un qui manie les mots et qui soit membre de Y'en a marre, qui incarne cette jeunesse et ce feu. J'étais honorée de rencontrer un électron libre de ce mouvement qui a fait basculer les choses au Sénégal.

En empêchant le président de trafiquer un troisième mandat.
Oui. C'est quelque chose d'extraordinaire ce qu'il s'est passé au Sénégal. J'ai beaucoup d'admiration pour cela. Dans cette scène, la caméra tourne et ça se révèle dans le plan. Ils ne sont pas vus avant la prise. Je les ai brieffés chacun de leur côté. Une vraie discussion dans un cadre de pure fiction.

Juste quelques indications pour donner le cadre ?
Oui, comme dans Atlantiques, je donne des repères, des limites, des axes. Je ne vais pas écrire mieux qu'eux des dialogues sur ce qu'ils vivent et connaissent. Faire des films à Dakar, c'est aussi une façon d'apprendre à connaître cet endroit. A travers le personnage de Djily, je pose des questions à la génération de mon oncle, de la même façon que lui le fait. Ma place s'arrête là : c'est à eux en tant qu'acteurs des faits d'en parler.

Le facteur temps intervient alors radicalement : une génération reproche à la précédente de ne pas avoir fait ce qu'il fallait pour que la société évolue. On trouve des horloges qui tournent. Jusqu'à la conversation finale, le film baigne dans cette question. Mais il s'arrête dans un bistrot…
Oui, il fuit. Il a rendez-vous avec lui-même. Il recule avant l'heure fatidique.

C'est d'ailleurs exprimé dans leur échange…
Alors que ce n'était pas du tout écrit ! C'est la magie de la vie dans le cinéma ! C'est souvent le cas quand on cherche des choses dans un film, c'est cadré et on retombe finalement sur des conversations qui parlent du film. Il y a beaucoup de rushs mais on a gardé cela au montage car on a trouvé que cela correspondait merveilleusement bien à la situation de Magaye, dans cet endroit où le temps s'arrête. Les amis de Magaye dans ce bar savaient juste que je faisais un film sur lui. C'est un endroit où Djibril a passé beaucoup de temps, toute cette génération, sans doute trop de temps !

La caméra ne se fait pas frontale, elle cherche les perspectives.
Oui, parce que ma place n'est pas au centre avec ma caméra et la perche, elle ne peut être qu'en périphérie, sans que notre présence soit cachée. C'est une fiction et non un reportage : il faut la forme qui révèle le mieux ce que j'essaye de capter.

En phase avec ce héros incertain que nous avons évoqué.
Oui, pour moi, la figure de Gary Cooper dans Le Train sifflera trois fois, c'est la pure solitude, c'est seul contre tous. Il va sauver son honneur quitte à perdre sa vie, abandonné par son village qui ne veut pas le suivre. Cela parle beaucoup du parcours de Djibril au Sud, de l'héroïsme de ce côté-là du monde. Magaye porte avec lui à la fois Mory, lui-même, Gary Cooper et Djibril - toutes ces figures.

La bande des quatre qui a historiquement porté le film - Ben Diogaye Baye, Joe Wakam, Wasis Diop et Magaye Niang - dérive après la projection vers la mer tout en parlant de rester et de partir : un destin qui passe par la question du départ mais comme dans le film ne le rend pas obligatoire.
Joe reprochait à Magaye de n'avoir rien fait de ce que Djibril avait mis entre ses mains. J'ai toujours trouvé très dur cette pression et voulais l'aborder. Les reproches que se font ceux de cette génération sont au fond des aveux d'échec. Magaye aurait-il dû faire carrière ou s'engager politiquement ? En fait, la seule chose qu'il regrette dans sa vie est son amour de jeunesse ! Un individu ne peut porter à lui tout seul la lumière du cinéma dans son pays.

Ce fut aussi le problème du film lui-même qui arriva comme un ovni.
Touki bouki
est sorti à Dakar en 1973, provoquant de fortes réactions, mais a mis dix ans à sortir en France. C'est très violent pour un cinéaste qui fait un chef d'oeuvre à 23 ans. Cela en dit long sur les quinze ans de silence jusqu'à Hyènes. Le rapport au temps me semblait ainsi une question cruciale à aborder dans Mille soleils. Un film qui n'est pas validé à l'universel a du mal à exister.

Avec les prostituées dans la boîte, la dimension de la mort est posée, puisque l'une demande si l'amour de Magaye est encore en vie.
Oui, c'est la question : l'Alaska, de Dakar, c'est une autre planète ! En fait, au-delà de la question de ce qu'il a fait de cet héritage - une question qui bien sûr m'intéresse ! - on voit que Magaye ne sépare pas sa propre histoire d'amour de celle du film. Dans ce bar de fin de nuit, du bout du monde, il ne fait aucune différence.

Et c'est alors que le film prend une dimension complètement différente, en Alaska !
Mais tout en restant à Dakar : on est avec le personnage qui est resté. C'est un mirage, des pistes temporelles qui entrent en collision et créent un gouffre sur ce qui s'est passé depuis. Il y a comme un bug visuel. Tout s'arrête : le son, l'image. La question est trop vertigineuse pour qu'il puisse y répondre. Entendre la voix de cette femme après tant d'années d'absence ne peut que créer une hallucination. Dans le scénario, il se faisait virer de la cabine car il n'avait plus que 1000 Fcfa. Il sortait de cette nuit avec un soleil écrasant : un mirage, un décrochage du réel.
La première image du décrochage avec le réel est l'image de la moto de Touki bouki : Magaye décroche après cette nuit. Un mirage. Cette image de lui jeune ne le quitte plus et le défie d'aller au bout du voyage. C'est la question du passeur qui accompagne Magaye dans l'autre monde. C'est une question à laquelle je m'identifie en tant que cinéaste : transmettre et faire le lien entre les choses. Mon rapport à Mille soleils est de pouvoir regarder Touki bouki dans les yeux. Cette figure en Alaska est à la fois un rite de passage pour Magaye et l'incarnation pour moi de la genèse du film, qui devient lui aussi rite de passage.

Cette dernière conversation est en écho à la problématique du voyage et partant du scandale du monde qui cantonne les gens du Sud dans leur territoire sans possibilité de circuler librement, malgré l'envie de se confronter à d'autres cultures. Et puis, si jamais on est parti, on a changé.
Oui, je n'arriverais pas à expliquer cette phrase. Je la trouve tellement claire, belle et poétique, comme une équation. C'est un dialogue issu de La Chambre de Giovanni, un roman de l'auteur noir américain James Baldwin. Le film se termine sous la forme d'une fable. J'ai emprunté ces mots à Baldwin car ils me semblaient vraiment parler de la question du temps, de façon à la fois antique et contemporaine.

Questions du public

Les personnages ne semblent pas en paix avec eux-mêmes, suite à leurs rêves brisés.
Mon rapport à Magaye et à ce film est une sorte de lettre ou conversation invisible avec mon oncle, que je n'ai que peu croisé mais qui était une figure très charismatique. Il était un sujet d'émerveillement. Mais il n'a fait que deux longs métrages. Il a passé plus de temps dans la rue avec les vrais gens que sur un plateau. C'est un parcours qui aurait dû aller plus loin. Touki bouki est l'histoire de quelqu'un qui décide de rester car l'illusion d'un Occident idéal s'effondre. Djibril revendiquait de n'avoir pas fait d'école de cinéma en France, ce "stage de civilisation" : il revendiquait son langage à la fois moderne et traditionnel, tout partant de l'intérieur. J'ai été très touché par son parcours. Dans ma façon de filmer Magaye, c'est beaucoup mon rapport à Djibril et la relativisation de la notion de réussite. J'aime bien quand Magaye les envoie paître en revendiquant sa vie de bars.

Vous considérez-vous comme une cinéaste africaine ?
Je suis française et la production de ce film est française : il se trouve qu'il est tourné à Dakar mais ce n'est pas un film africain pour autant, qui serait à présenter en tant que tel dans les festivals. Heureusement, le cinéma français, c'est aussi cela : des films tournés en wolof, en Alaska, etc. Cela me choque que les gens se permettent de choisir les identités des autres pour les faire rentrer dans les catégories qui les arrangent.
Je suis venu car je connais la démarche d'Olivier, de Dominique et du festival, qui reste ouverte tout en essayant de donner une visibilité à des films invisibles, mais sinon j'évite les festivals de cinéma d'Afrique car il me semble difficile de limiter le cinéma à une géographie plutôt que leur contenu. Le risque du ghetto est grand.

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