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"Produire une connaissance qui nous fasse rencontrer l'autre"
entretien de Sylvain Baldus et Benjamin Bibas avec Denis Gheerbrant à propos de Après (Un voyage dans le Rwanda)
entretien
rédigé par Benjamin Bibas
publié le 26/08/2004

Dans le processus d'élaboration et de distribution de votre film, quelles contraintes avez-vous rencontrées ?
Même s'il a été tourné dans un pays de gouvernement totalitaire, Après est un film que j'ai fait dans la plus grande liberté qui m'ait jamais été donnée. Je n'avais pas de diffuseur, je travaillais seul, j'ai monté pendant un an, je me suis donné une simple et unique règle – aller comprendre et filmer le fait d'aller comprendre –, et rien ne m'a empêché de la tenir.
Mais certaines contraintes idéologiques ont été extrêmement pesantes. Faire un film sur le génocide rwandais, c'est ajouter une pierre dans un champ extrêmement balisé. Le génocide est associé à l'horreur. L'horreur mobilise une pulsion de jouissance qu'on peut appeler la compassion. Que faire de cette jouissance ? Comment la prendre en compte, non pas pour la satisfaire mais au contraire pour produire une connaissance qui nous fasse rencontrer l'autre ?
De plus, c'était la première fois que me rendais en Afrique subsaharienne. Or cela ajoute une contrainte formelle spécifique. Chaque film construit son spectateur. Celui-ci aborde le film avec un certain nombre de savoirs partiels ou de non-connaissances, d'attentes… Jusqu'Après, j'avais toujours travaillé sur la société française et, pour que mes films soient accessibles, je n'avais pas à construire un savoir pour le spectateur. Dans Après, pour que ce qui me parle puisse également être accessible à celui qui regarde le film, il a fallu que j'élabore un savoir à son adresse. Enfin, sur un tel sujet, je voulais éviter de travailler dans le cadre institutionnel, de faire un film humanitaire, un film d'ONG.
Face à ces contraintes, quelle a été votre démarche ?
Dans la première séquence du film, en Allemagne, j'ai introduit le personnage d'Esther, qui participe de la culture européenne et de la culture rwandaise. Elle permet de faire le passage, d'appréhender la société rwandaise avec des mots qui font référence pour nous.
La manière dont je travaille m'empêche de filmer en-dehors de la relation. La relation, ou du moins l'empathie, c'est le fait de partager avec la personne filmée une même image du film qui est en train de se faire, bien qu'on ne le connaisse pas in fine. Ainsi Deo, mon compagnon lors du second voyage au Rwanda, marche dans ce projet : il se réapproprie ma volonté de comprendre. A contrario, l'entretien avec le génocidaire a été très difficile pour moi. J'avais du mal à construire un rapport à l'autre qui m'interdise l'empathie, et qui en même temps fasse référence à quelque chose que je peux entendre. Il faut bien qu'à un moment on partage une expérience du monde pour pouvoir s'entendre ; mais qui a envie de partager avec un génocidaire ?
Pour aller filmer la prison où les génocidaires sont incarcérés, j'ai bénéficié de la complicité d'Esther, qui m'a ouvert les portes des ministères concernés. Sinon, c'est très simple de filmer au Rwanda : il suffit d'acheter un timbre à cent dollars pour obtenir l'autorisation. Faire un film en Afrique, c'est d'ailleurs mettre en œuvre un certain rapport à l'argent. La relation entre un Occidental et un Africain passe par là. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de rapport, ni que vous achetez la personne que vous filmez. Par exemple, le génocidaire interviewé dans le film m'a demandé de l'argent. Après l'entretien, je lui ai donné une somme en cachette des geôliers. C'est aussi une logique de don et de contre-don. Humainement, même si je réprouve ce qu'il a fait, j'estime qu'il y a un tel déséquilibre économique que je suis obligé de le prendre en compte.
Malgré ces contraintes, quels propos émergent de votre film ? À destination de quel public ?
Aujourd'hui, il y a une question concernant le peuple rwandais. Comment peut-il se reconstruire à partir de ce qui s'est passé ? Le génocide a créé une rupture ethnique qui est beaucoup plus violente qu'avant, et le régime actuel est dans une dénégation systématique de cet état de fait. Aller filmer dans ce pays n'a de sens que pour le constituer à nos yeux en tant que peuple et non en tant que victime, en tant qu'autre et non en tant qu'étranger.
Ce n'est pas pour rien que le film s'appelle Après : c'est un film sur la question du temps, le temps du deuil, de comprendre, de découvrir, d'appréhender. Par exemple, quand je filme la danse des enfants, il y a d'abord les enfants à l'écran et ensuite l'explication de leur danse. Deo me disait : " Denis, tu viens de voir quelque chose, je vais t'expliquer ce que tu viens de voir ". Tout le film s'est donc construit dans cette dialectique entre je vois, je comprends… Le travail au montage de ma voix off ne devait jamais précéder l'expérience sensible. Car la connaissance se nourrit de l'expérience sensible, comme elle la nourrit en retour : on est dans un certain mystère de la danse que l'on voit, et on n'a l'explication qu'après coup. Mais si j'inverse, je suis dans l'image qui atteste, illustre, et non plus dans l'image vivante. Le projet même du film, qui est un voyage pour faire l'expérience physique de ce qu'est comprendre, alors s'effondre.
Pour moi, le spectateur est au cœur de l'acte de filmer. Je ne fais pas des films pour tel ou tel public. J'envisage plutôt le spectateur comme un lecteur, un être très précis, un autre moi-même et en même temps quelqu'un d'universel.

Publié le 20 août 2004 dans Hors Champ, le quotidien des Etats Généraux du film documentaire de Lussas.

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