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"Un contexte de vassalisation culturelle"
entretien
rédigé par Soeuf Elbadawi
publié le 24/11/2016
Koulsy Lamko
Koulsy Lamko
Concert Bir Ki Mbo, en hommage à Thomas Sankara
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Ris'ezi, performance de l'activiste Cheikh à Moroni en 2014
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Bintou Wéré, Un opéra du Sahel
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Les limites d'une scène théâtrale bouffée par les réseaux, toujours en quête de nouveaux territoires d'existence, surtout soucieuse de préserver son indépendance face à l'étroitesse du marché. Koulsy Lamko, écrivain, universitaire et entrepreneur culturel, est l'un des fidèles artisans de la scène panafricaine. Il a oeuvré au Burkina Faso, en Côte d'Ivoire, au Togo, au Rwanda et dans bien d'autres pays d'Afrique, où fort d'un engagement constant, il enjambe les frontières en bon "activiste de la culture". Titulaire d'un doctorat en lettres de l'université de Limoges (spécialisation théâtre), il vit au Mexique depuis 2003. Il y a fondé la Casa R. Hankili África, un centre de résidences artistiques et de diffusion des cultures africaines et de la diaspora noire. Koulsy Lamko est aussi intégré à l'équipe d'administration de la "Universidad Autonóma de la Ciudad de México", où il assure les fonctions de coordinateur de Diffusion culturelle.

Africultures. Ces vingt dernières années ont offert une belle vitrine aux scènes théâtrales du Continent. Il y a eu plus de créateurs, plus de propositions, plus de moyens sur les scènes, mais un même souci, toujours, quant à la dépendance des différentes propositions par rapport aux réseaux du Nord. Ce seul marché conditionne les contenus à bien des égards…
Koulsy Lamko. L'on tombe de plain-pied dans le champ des paradoxes qui jalonnent l'espace de la création artistique africaine ! Le système néocolonial en crise se débat… d'où la prolifération des OTNI, objets théâtraux non identifiés ! Les grandes questions qui se posent à l'artiste créateur africain sont d'une évidence claire. Quelles sont les perspectives idéologiques et esthétiques de nos créations ? Quels sont les horizons d'attente des populations auxquelles nous prétendons destiner nos créations ? Où se trouvent les cercles de légitimation de nos créations ? Comment la création artistique s'accommode-t-elle d'un outil conceptuel imposé par l'Histoire tel que la langue du colonisateur, sans être en porte à faux avec les exigences du public auquel elle se destine ? Quels sont les paradoxes vécus face aux nouvelles formes et modes d'élaboration de la pensée ? Quelles sont les stratégies mises en place pour naviguer entre les résurgences traditionnelles et les modalités de la modernité ? Quels sont les chemins de traverse qui confluent dans cette espèce de longue marche où la nécessité d' "anthropophagie et de digestion culturelle" est inéluctable, au regard de nouveaux systèmes de vie, qu'apportent l'urbanisation, l'éclatement des microcosmes communautaires claniques, l'ouverture au monde ? Comment acquérir son autonomie de création ? Comment vivre dignement de son art en professionnel ? En étant légitimé par sa communauté et intégré dans sa propre société ? Etc. Paradoxes, errements, résistances, allégeances, difficultés de contextualisation sont le lot des moult créateurs, des auteurs dramatiques, des chanteurs et musiciens ; cela, même au niveau de l'esthétique, des tentatives de construction des formes littéraires, théâtrales, musicales et plastiques. Les survivances traditionnelles liées aux exigences du public populaire qui revendique sa part de culture affective sont têtues ; celles issues de la modernisation et de la mercantilisation de la culture et de l'art sont aussi tenaces. Que peut-on créer dans un contexte postcolonial, pour ne pas dire néocolonial ? Des oeuvres bâtardes ! (1) L'hybridité générique s'installe dans les structures formelles et esthétiques des oeuvres. Le créateur dramatique sans cesse essaie de trouver sa place dans un contexte social, où le statut du texte est sujet à des fluctuations fréquentes, où le dire gestuel est parfois plus important que le dire textuel, dans une société où, mine de rien, la notion d'oeuvre collective l'emporte plus souvent sur l'affirmation du "je", du "moi, singulier créateur". Difficile, l'autodétermination dans un contexte de vassalisation culturelle.

Est-ce le prix à payer pour s'inscrire dans une vision nouvelle du monde multiculturel ?
Il s'agit de passage en force, d'un système traditionnel, où la culture, considérée dans ses manifestations artistiques, est plutôt perçue sous l'angle affectif, à un système moderne, où elle est envisagée comme champ financier potentiel dans l'économie du marché, et où des stratégies sont mises en place pour en faciliter la valeur marchande. Cette problématique se double de la question de la professionnalisation des créateurs artistiques, musiciens, chanteurs, acteurs de théâtre, danseurs, dans un contexte où les paradoxes de l'évolution normale des sociétés sont accrus par une forte pression des modèles externes à la dynamique locale, traditionnelle. En Occident, la professionnalisation des métiers de la culture s'est faite au cours de nombreux siècles. Dans le cas précis de nos pays, les compagnies de danse, théâtre, ensembles musicaux - qui, déjà, ne comptent pas sur les subventions publiques locales - sont contraints de vivre ce passage en quelques années seulement, et donc d'inventer les techniques de médiation et de vente de leurs pratiques pour résister et rendre possible la création. Cela tout en jonglant pour conserver et conforter les acquis esthétiques et idéologiques. C'est là qu'intervient la problématique de "la logique participatoire", cette notion du public co-créateur et producteur de l'acte artistique. Les publics urbains exigent une nourriture ludique, représentative des différentes composantes sociales et de l'ouverture des mégalopoles à une culture prétendue universelle. Lorsqu'on occulte cette dimension, l'on court le risque d'être complètement incompris. C'est indéniable que les "allers-retours" de faits culturels sont rendus inéluctables dans cette espèce de macrosociété où les valeurs politiques, sociales, économiques, entretenues, autrefois, à l'intérieur de multiples microcosmes, se rencontrent, se fondent ou s'entrechoquent. L'impossible indifférence à l'autre ! Pratiques novatrices et innovantes, multiples dans leur potentiel expressif. Multiplicité révélatrice d'une effervescence positive ? Certes, oui ; mais aussi source d'instabilité et donc parfois de cette espèce de "goût d'inachevé" que l'on traîne après un spectacle, de difficultés d'appréciation et d'analyse que l'on éprouve, faute d'une véritable critique, qui s'appuierait sur une méthodologie adéquate et des outils d'analyse d'une authentique sémiologie des arts et qui serait nourrie par une épistème africaine.

Il est mal vu de critiquer le système. Les créateurs - en dehors de quelquesuns - s'efforcent donc de faire croire qu'ils ont la pleine maîtrise de leur discours. Mais est-ce que les productions, qui parviennent à circuler dans un espace plus large, peuvent vraiment échapper à certaines lois d'influence ?
Élargir l'espace de diffusion, que ce soit en se propulsant hors de la géographie du pré carré colonial ou en se faisant traduire en d'autres langues que la langue du pré carré, peut donner au créateur l'illusion d'échapper aux lois d'influence… Mais en réalité, c'est dans l'oeuvre même que l'on crée qu'il faut trouver la force de briser les chaînes. C'est en cela que l'oeuvre dramatique devient une arme miraculeuse, pour reprendre le mot de Césaire. On aura beau traduire des niaiseries sur les fesses des femmes en mille langues, dans les meilleures éditions de l'establishment, elles demeureront des niaiseries sur les fesses des femmes ! Et le créateur n'en sera que plus célèbre et connu par plus de gens pour avoir consacré son temps à écrire des niaiseries sur les fesses des femmes. Peau noire, masques blancs de Fanon ! Crétinisé dans son être profond, vidé d'une bonne partie de sa substance, l'auteur dramatique, né colonisé et assimilé, est fin prêt à répondre à l'appel des sirènes dressées sur la plate-forme d'un énorme paquebot-remorqueur - régie, centre de décisions, de reconnaissance, d'orientation, d'induction, d'élaboration de la pensée cadre… L'assimilé devient collaborateur du système qu'il porte et dresse contre lui-même, pour détruire et faire disparaître ce qu'il a de plus profond en lui et dont il était partie : sa mère… sa langue, sa culture. C'est plutôt là que se rencontre notre tragédie !

Il est des mémoires qui dérangent…
Surtout celles qui égratignent ou qui dévoilent la cruauté de l'Histoire et permettent de briser tous les pieux tutélaires de la "Fabrique des Mensonges". Des moments de censure relatifs à la mémoire, je pourrais en égrener un florilège, pour être plus concret, sans m'installer dans le délire narcissique et paranoïaque. Et je suis persuadé que chaque créateur africain peut déployer son rosaire de moments de censure : 1984. Les étudiants tchadiens en Afrique de l'Ouest organisent un Congrès au Burkina Faso. L'on stigmatise la terreur et la politique de la terre brulée menée par Hissène Habré et Idriss Deby et leurs soudards de la garde républicaine au sud du Tchad. Septembre noir : exécutions extra-judiciaires d'opposants, des villages brûlés, des prisonniers torturés ou exécutés, des réfugiés en masse dans la brousse en Centrafrique, la liste est interminable. L'on dénonce. Suspicions, méfiance, climat délétère, entre les étudiants pro-habréistes et les autres. J'apporte ma contribution, en acceptant d'être le rédacteur en chef du journal de l'Association des étudiants. Et je monte l'un de mes premiers textes : Deux journées avec les réfugiés, qui, plus tard, deviendra Le Camp tend la sébile. Trois des compagnons qui ont participé au Congrès rentrent en vacances au pays. Ils sont exécutés. On nous fait prévenir : ceux qui ont participé à la création de la pièce sont sur une liste noire. Je comprenais alors pourquoi certains camarades tchadiens avaient déserté en pleine création… Heureusement que des amis burkinabè avaient rejoints le groupe et aidé à monter l'oeuvre. Les artistes en herbe (que nous étions) doivent alors s'en remettre au HCR, puisque nous ne pouvions plus rentrer chez nous. Le coeur meurtri, je dus aller chercher ma carte de réfugié ! Un texte de théâtre se mue alors en acte fondateur d'exil.
Octobre 1997. Je crée un album musical à la mémoire de Thomas Sankara,avec le concours d'amis français, Stéphane Scott et Remi Stengel : Bir ki mbo.
Enthousiaste, le grand comédien tchadien Hassan Keiro (disparu en mai dernier) le ramène au pays et le fait jouer à la radio nationale où il était animateur.
Colère vive de son chef de programme. Il s'y trouve une chanson, qui rappelle les meurtres commis par le régime en place et qui promet qu'un jour les larmes du peuple balaieront le tyran. Bir ki mbo, interdit de radio au Tchad jusqu'en 2000, un jour, avec l'avènement des radios privées, la chanson
coupable s'impose d'elle-même, lors de l'assassinat d'un étudiant par la police. "Mane non yo", diffusé en boucle par FM Liberté, est repris par le cortège funèbre. Le Haut Conseil de la Communication siège pour juger du caractère subversif de l'oeuvre. L'un de mes cousins, qui y siège, s'y colle et certifie qu'elle est, certes, subversive, mais qu'elle vise l'ancien régime. Les nouveaux dignitaires, très peu convaincus, acceptent cependant l'explication de texte.
En oubliant le caractère intemporel de toute création, qui se veut relais de la mémoire historique. Ils ignorent que si j'avais écrit et chanté cette chanson, c'était en écho à l'aîné Ngonkoutou, chansonnier traditionnel gospa, qui usait de la métaphore de la gale pour caractériser les exactions du pouvoir… et que des années plus tard, Talino Manu composera "Jugement dernier"… et que de nombreux artistes, poètes, rappeurs, chanteurs, naîtront et s'inscriront dans cette même veine contestataire.
2000. J'organise à la demande de Fest Africa un festival à Kigali et à Butare, à la mémoire des morts du génocide des Tutsi au Rwanda. On raconte que l'évocation de mon seul nom provoque de l'urticaire chez l'ambassadeur de France au Rwanda. Je ne le connais pas ; il ne m'a jamais rencontré. Mais donner corps et voix à la mémoire des morts génocidés, en relayant la parole de dix écrivains africains, ça dérange, ça démange. D'ailleurs, la guarura (2) de l'ambassade avait essayé de porter plainte contre l'aventurier douteux et subversif, parce que j'avais déclaré dans un article que Mitterrand avait scellé la complicité française, en disant que le génocide des Tutsi, c'était des massacres sans importance… Puis, ils avaient essayé de me faire virer de l'université de Butaré, où j'apportais ma contribution à la reconstruction. Peine perdue ! Mais l'on ne m'accordera pas la salle du centre culturel franco rwandais (sous gestion de l'ambassade de France), ni pour les répétitions, ni pour le spectacle.
C'était la seule salle de spectacle digne de ce nom. L'on a dû se contenter d'organiser les répétitions et la première de Corps et Voix ; Paroles Rhizome au centre culturel libyen. C'était pathétique. Aux heures de prière, l'on devait suspendre les répétitions pour laisser la scène aux fidèles, qui y venaient pour leur dévotion. Peu importe, la première fut un énorme succès, qui propulsa le spectacle en tournée, en Allemagne, en Belgique... et en France.
2013. Les 50 ans de l'OUA-UA. L'institution souhaite une inauguration digne du demi-siècle de vie. On m'y invite pour créer un spectacle total. J'écris un texte qui raconte six siècles de la tragédie du nègre. Tout y passe, de l'esclavage à la colonisation, au globalisme et à la nécessité de forger l'espérance ensemble. J'y fais vivre nos héros : Béhanzin, Samory, Sarahouina, Lumumba, Cabral, Nkrumah, Machel, Neto, Cheik Anta, Césaire, Dubois, Biko, Sankara et les autres résistants anonymes. Le spectacle : 130 comédiens, musiciens, danseurs, d'une dizaine de pays africains. Trois générations, allant du patriarche Sanvee Beno du Togo à la jeune comédienne rwandaise An- gel Uwamahoro. Viennent en appui Vincent Harisdo le béninois et Somizi Mlongo le sud-africain, dont j'intègre les shows dans le spectacle. Le parterre fleurit de ses 6 000 spectateurs éthiopiens et autres invités africains ! Un peu plus en hauteur, plus de 50 chefs d'États d'Afrique et du monde, avec leurs délégations. À la moitié du spectacle, le protocole vient me signaler que le vice-président de la Commission de l'UA voudrait que j'arrête le spectacle... parce que j'offense les spectateurs éthiopiens musulmans. Certaines danses sud-africaines laissaient, semble-t-il, entrevoir le nombril des danseuses. Je découvre, abasourdi, que l'Éthiopie est musulmane, pudibonde et fanatique ! Je lui rétorque que la danse du ventre se pratique à merveille dans les pays arabes musulmans... Je refuse d'obtempérer, en arguant que je ne pouvais, ni m'autocensurer, ni dire une telle monstruosité aux artistes. Au 3⁄4 du spectacle, deux guarura traînent un lourd pupitre, montent sur la scène et l'installent en plein milieu du spectacle. Censure en direct. Fin brutale de la représentation. Je demande aux acteurs d'évacuer la scène. J'ai voulu saisir le microphone pour crier au scandale. Mais je m'en suis gardé, par pudeur et respect pour mon amphitryon. Nous avons évacué le lieu du spectacle... suivi, une vingtaine de minutes plus tard, par le public du parterre, qui n'avait que faire de la série de discours des chefs d'État qui se relayaient. Deby, Hollande, Dilma, etc. Les discours se sont tenus, ce soir-là, devant une salle vide ! La création artistique a ainsi pris sa revanche, en imposant le vide aux discours. Les spectateurs en avaient décidé ainsi. Ils en étaient les instigateurs.
Toute création devrait être subversion, en ce qu'il s'agit d'une tentative de re-création poétique du monde, la proposition d'un nouveau monde fictionnel. Chaque œuvre est une genèse, génère son propre mythe fondateur. Le créateur dramatique reproduit le monde tel qu'il est ou comme il souhaiterait qu'il soit, en consigne un tronçon de la mémoire. Il s'agit de poétisation et donc nécessairement d'utopisation d'un monde à venir, d'essai de construction d'une mémoire collective, à partir de l'expérience personnelle. En filigrane, il s'agit tout aussi bien d'un appel à transformer le monde collectivement, à souscrire à l'effort du passage entre la pensée et son incarnation, sa réalisation dans l'Histoire des hommes et des événements. Chaque œuvre artistique est en ce sens un élément constitutif d'une mémoire ardente, mémoire en phase et en devenir, tout à la fois. Impossible d'arrêter le temps... même pour ceux qui en financent le détournement !

Vos exemples prennent leur ancrage en Afrique. Mais parlons de la censure rendue nécessaire par des spectateurs qui paient et qui influent sur les scènes du Nord. Que pensez-vous justement de ceux qui pointent l'instrumentalisation de la parole du doigt, en y soupçonnant une volonté sournoise de la faire entendre au public occidental, à tout prix ?
Ils ont raison et non. Ici le dogme prend l'allure de cécité intellectuelle. Les créateurs, notamment les gens de théâtre, vivent les ostracismes les plus divers, et l'acuité est accrue, en raison de notre situation d'équilibriste, sur le fil raide d'une pratique postcoloniale émergente et qui, pendant longtemps encore, souffrira les affres d'une contextualisation sociale hardie. Ce qui pour le moment amenuise grièvement le champ de nos libertés de prise de parole et d'exercice du droit à la parole. La censure finit par s'intérioriser et le créateur finit par ériger lui-même l'enclos. Il se bride au niveau de l'imaginaire, fabrique ses alibis, pour se couler dans l'allégeance aux normes idéologiques, esthétiques ou de basse survie.
Quant à l'instrumentalisation de la parole... Que dire d'autre... L'homogénéisation de la création par le truchement du discours mondialiste universaliste, en relation avec le fait culturel, doit s'analyser et se comprendre comme stratégie des tenants de la culture dominante, pour transformer la diversité des composantes communautaires et la diversité infinie des sujets pensants en bloc monolithique de pensée unique et, surtout, en esplanade sur laquelle construire le nouvel ordre mondial : celui de la domination des banques, du capital et de la pensée totalitariste. La zombification de l'homme par le marché règne ainsi dans sa splendeur maximale. Déjà dans nos villes, nos petites filles ne savent plus fabriquer leur poupée avec de la terre glaise, déjà les petits garçons ne savent plus fabriquer leur auto avec de la tige de mil, une maison- nette de sable pour jouer. Bientôt, tous, nous ne serons plus que des consommateurs passifs et lobotomisés, pavloviens accros aux produits du marché, incapables de tout jugement critique et de réaction, tant la machine huilée, avec ses gardes-chiourmes symboliques, ses armées répressives, veille à ce qu'aucune liberté authentique, aucune diversité, ne puisse réellement s'exprimer. Les uns revendiquent leur exception culturelle, qu'ils refusent aux autres ; les autres se débattent, font allégeance, tout en ruant dans les brancards... Le pendant de l'Homme de Fer, c'est l'Homme-Zombie, le dieu vaincu. Le système, il faut en être conscient, est un colosse, costaud et cynique. Il l'est même suffisamment pour créer l'illusion d'offrir des fenêtres de liberté, de fraternisation, de solidarité, pour nous convaincre d'évoluer dans un champ d'humanisme fécond. La belle mascarade ! Trompe-l'oeil qui aère, distrait et diffère juste l'impression de la saturation, et du clos. Néanmoins, il faut savoir s'autodéterminer, s'affranchir du regard inquisiteur ou condescendant de l'Autre.

Il est difficile de s'affranchir du regard de l'Autre, lorsque les cercles de légitimation se trouvent chez lui, non ?
Les débilités sont nombreuses dans les sociétés qui ont été colonisées. Celles-ci finissent par intégrer les patrons, les modèles et schémas de pensée, les hiérarchies et les représentations imposés par le colonisateur. Fanon le dit avec brio. Ces sociétés finissent par organiser leurs systèmes de représentation à partir d'un système, dont l'insidieuse mission première non avouée est la déshumanisation brutale et progressive à la fois, l'exclusion du colonisé de la sphère de l'humain. Elles finissent par vivre une double victimisation, en perpétrant la mission du "civilisateur" assassin. Il me semble vital de militer pour sortir du cercle vicieux, de manière à revendiquer contre vents et marrées, contre les quolibets des nègres de service, le droit à l'auto-représentation, c'est-à-dire à traduire dans les faits de création artistique le "Je suis moi-même, ce que je suis ; que les autres m'acceptent comme je me veux être, comme je me vois et comme je voudrais moi être". Ce qui permettrait d'établir une subjectivité nécessairement libre du regard de l'Autre, qui, depuis des siècles, campe et s'arc-boute sur le "Tais-toi, tu as été vaincu, c'est moi qui nomme".

Certains partenaires établis (producteurs, programmateurs, diffuseurs) s'autorisent à déterminer ce que doit être ou non un théâtre africain. De soutenir une production les autorise à penser qu'ils en sont les maîtres, de fait. Mais peut-être que les artistes eux-mêmes acceptent de s'asseoir sur leur réel pour parvenir à se projeter dans l'ailleurs. On se dit toujours qu'on peut rétropédaler, plus tard, une fois atteint le haut de l'affiche.
Normal que celui qui paie ait un droit de regard sur la marchandise qu'il commande ! C'est la logique des réseaux et du marché. Le Berlin artistique ! L'on décide depuis "la métropole coloniale" : Madagascar sera la capitale de la danse contemporaine, Bamako, celle de la photo, Brazzaville celle de la musique, etc. Le théâtre, il faut en réduire la prétention à la subversion… Pourvu que les auteurs dramatiques se fourvoient sur les sentiers de la logorrhée de Bernard Marie Koltés, que les metteurs en scène se laissent prendre aux lumières aveuglantes du postdramatique facile, que les chorégraphes se complaisent dans les moulinets et autres singeries qu'inspire Pina Bausch. Et vive la modernité de la création ! C'est nous qui payons. De fait, il faut redéfinir ce que l'on appelle "partenaires". Le grand leurre, c'est de penser qu'il y a de la philanthropie dans l'affaire. Pourquoi nous aimerait-on tant, au risque de mettre en nos mains ces armes miraculeuses, qui se pointeraient contre le système lui-même ? Le système, en payant, fait la promotion de ses langues, de ses cultures ; cela pour mieux asseoir un imaginaire, qui tisserait ses complicités, alimenterait ses marchés. Pour lui, c'est de survie qu'il s'agit.
L'ancêtre Cheikh Anta Diop, déjà en 1948, fustigeait les écrivains africains, qui s'expriment en langues exogènes. Pour lui, leurs oeuvres sont aussi étrangères que leurs langues d'expression.

"Nous estimons que toute oeuvre littéraire appartient nécessairement à la langue dans laquelle elle est écrite : les oeuvres ainsi écrites par des Africains relèvent, avant tout, de ces littératures étrangères et l'on ne saurait les considérer comme les monuments d'une littérature africaine."

Et Cheikh de conclure par ces lignes pour le moins sévères et fermes :

"Il ressort de tout ceci qu'une telle littérature ne peut avoir qu'un intérêt dérisoire pour l'Africain parce qu'elle n'a pas été conçue essentiellement pour lui. C'est une hypocrisie que de venir ensuite présenter ces oeuvres aux Africains comme leur étant destinées. En faisant le bilan de la littérature africaine d'expression étrangère, on peut dire que, dans l'ensemble, il y a plus de secret désir de pédantisme que d'intention de dire autre chose. Puisque cela tient au prestige des langues européennes, il est absolument indispensable qu'il soit détruit dans le plus grand intérêt de l'Afrique."

Quant au créateur d'aujourd'hui… Justement, il faut se garder de s'asseoir sur le réel. Qu'est-ce donc une création qui se refuse d'être inquiète d'elle-même, de s'angoisser sur son devenir. Il faut à mon avis interroger le réel, le présupposé acquis, sans cesse. Rétropédaler lorsque l'on a atteint le sommet ? C'est croire naïvement en la rédemption. Tout comme penser qu'il est possible d'ébranler le système par infiltration, pour provoquer l'implosion. Le système n'intègre que ceux qu'il est sûr de séduire et se trouve assez fortement enraciné dans ses certitudes pour le faire. Il vous intègre le temps que votre sang jeune, émoustillant, nourrisse l'ogre, puis il vous presse, vous lamine, petit à petit. Et puis… Peau d'orange pressée, peau d'orange jetée. On a déjà préparé l'héritier, le successeur, qui attend tout juste derrière la porte ! C'est le destin du nègre de service. Des générations de créateurs et d'écrivains africains francophones y sont passées. Le phénomène s'observe tout aussi bien au sein du leadership politique. Les leaders politiques imposés, installés, adulés au début de leur règne, par la presse métropolitaine coloniale, perdent leur nom et s'appellent dictateur, lorsqu'ils ne servent plus… Ils arrivent "homme fort" et finissent "dictateur" ! Quant aux créateurs, c'est l'Oceano nox d'Hugo : "le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire." Impossible, le rétropédalage ! Le système finit toujours par avoir raison de celui qui a flirté avec lui. C'est dès l'aube des temps qu'il faut refuser d'être le dindon de la farce.

Pour nombre d'artistes, composer avec les scènes du Nord est aussi une occasion de revenir dans leur pays par la grande porte. À moins que ça ne génère des doutes sur leur niveau de compromission avec la culture
dominante…

Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage et a conquis la Toison d'or… Nul n'est prophète chez soi ? Personnellement, je crois davantage aux créateurs qui ont réussi à s'accrocher à leur terre, malgré tous les ostracismes qu'ils
y vivent. L'on est créateur d'une culture ; l'on est créateur dans sa culture. Le problème ici, c'est toujours celui du complexe d'extranéité. L'ailleurs comme miroir aux alouettes !

Croyez-vous que l'on puisse fléchir la tendance, en misant sur l'éducation d'un public citoyen, à même de défendre de nouveaux usages et pratiques, en matière de réception culturelle sur le Continent ?
Les cercles de reconnaissance et de légitimation sont liés à un nouveau système éducatif, qui exclut les détenteurs légitimes des savoirs traditionnels. Le mal fou que l'on éprouve à faire payer un artiste traditionnel que l'on invite à donner une conférence dans une université ! On vous demande, s'il est détenteur d'une licence, d'un doctorat, pour évaluer ses honoraires ! Et commence le chemin de croix ! Le mal fou que l'on éprouve à introduire l'éducation "artiste " dans les programmes scolaires et universitaires !

Vous semblez vouloir généraliser…
Bien sûr, mais pour les besoins de la démonstration. Certes, il y a des pays comme le Mali, le Rwanda, le Sénégal, la Guinée et le Burkina Faso, où les créateurs traditionnels sont respectés. Toumani Diabaté, Zougnazagmda, Yahkaya Diop Yekini, Muyango… Dans ces pays-là, on a conservé, promu et dignifié certaines formes traditionnelles d'expression des arts du spectacle. Il nous faut des académies nationales des arts du spectacle. Mais pour que s'établissent de véritables académies, il faut bien planter les échafaudages, reconstruire le socle, baliser la création, en lui reconnaissant une mémoire esthétique, en privilégiant la prospection des cadres et espaces formatifs endogènes, en la vulgarisant. Éduquer a pour objectif d'intégrer le sujet dans le cercle collectif. En Afrique, l'école est "la belle étrangère" et demeure l'un des bastions imprenables du pouvoir colonial. Le postcolonial reste une catégorie historique et temporelle non assumée dans les stratégies pratiques de transformation politique et sociale. En principe, les savoirs culturels et artistiques sont source et réceptacle des fondamentaux de la vie communautaire. Il faut donc urgemment "secouer les puces" d'une anthropologie victorienne, qui en a fait des espaces abstraits et folkloriques, visités par des africains contemplatifs, touristes d'eux-mêmes… Secouer, pour y rencontrer et dévoiler des espaces-chaînons manquants, dans la dynamique d'une reconfiguration nécessaire à l'émergence d'une épistémè fondée sur une herméneutique du "sujet collectif". La méthodologie devra peut-être passer par le décodage des processus "secrets" de systématisation pour une ré-signification, qui, à son tour, transitera par la création et la définition de nouvelles catégories conceptuelles, la prise en compte des aléas de la conscience historique, des méthodes d'investigation et de connaissance de l'objet en rapport avec le sujet, et par l'intégration consciente du phénomène culturel et artistique dans une philosophie de la transmission, une praxis de l'éducation. Ce qui permettrait de mettre en place des politiques éducatives institutionnelles, des politiques qui privilégient l'interaction avec les communautés nationales, qui lient et dynamisent la recherche avec la formation, assure la participation sociale… Et qui permettraient d'intégrer de façon consubstantielle le binôme "éducation-culture", en privilégiant la formation de l'apprenant au "métier d'homme" : ce qui sous-entend la formation de l'Être social, (l'apprentissage de la dignité, liberté, responsabilité, solidarité), acteur critique de la transformation sociale.

Les petits arrangements avec un diffuseur potentiel entraînent parfois les créateurs à perturber leur champ esthétique, de manière contestable. Il faut bien vivre ! D'aucuns se retrouvent même embarqués dans un langage, certes, contemporain, mais difficilement représentable sur leur territoire d'émergence. D'autres en arrivent à réduire leur vision de la scène au minimum pour ne pas surcharger les budgets de création de ceux qui les accueillent. Dans les deux cas, le dilemme est source de renoncements, non ?
Il me semble qu'alors il faut agiter la pancarte : C-R-É-A-T-I-V-I-T-É. Et cela dans tous les domaines de la création, production, promotion, diffusion. Une anecdote. Lors d'un colloque sur l'autonomie de la création africaine au FIF, il y a une vingtaine d'années, on en vint à évoquer la question du désengagement des réseaux Nord. J'avais alors relaté l'expérience heuristique de Maitre Gazonga, éminent musicien tchadien, qui, reconnaissant que le public des petites villes du Tchad ne pouvait disposer de suffisamment d'argent pour payer l'entrée à ses concerts, durant ses tournées en province, avait fait montre de créativité et de bon sens, en faisant payer son public en produits vivriers. Mil, sorgho, haricot, arachide, gombo, etc. Concerts à guichet fermé ! La Land Rover du groupe repartait déverser les sacs de victuailles au magasin et revenait suivre le mouvement de diffusion. Les musiciens et leur famille en avaient pour toute une année de provisions…

La réaction de vos interlocuteurs ?
L'auditoire du colloque a crié "haro sur le baudet", troglodyte qui ose conseiller le troc aux créateurs. Le troc, procédé d'échanges éculé, de sous-développé, etc. L'on se rend bien compte aujourd'hui que des communautés entières de par le monde sont revenus à ce système d'échanges, pour refuser leur allégeance à la spéculation, au dieu dollar, et pour retrouver une marge de manoeuvre et d'action. Trois choses me semblent essentielles aujourd'hui : savoir forger une communauté, savoir s'organiser, savoir être créatif. Quant aux formes et esthétiques contemporaines d'expression artistique, sans oser me poser en censeur à mon tour, j'ose croire que l'allégeance au bon sens, pour parler de norme et de valeur, est aussi du génie. Évidemment, quand il s'agit d'éthique et de dignité, il vaut mieux parfois renoncer que de vendre son âme au diable ! Refuser que l'on expurge son roman des meilleurs chapitres,refuser que l'on sacrifie les meilleures séquences de son film pour des raisons de convenance, refuser que l'on triture une mise en scène d'un spectacle de théâtre, refuser d'obéir à l'air du temps et à qui fixe la mélodie à emboucher depuis la logique des réseaux… Et tant pis si notre théâtre n'est pas du théâtre !

Vous abordez là une problématique. Celle de la critique, souvent occidentale, qui suscite le rejet du programmateur, orchestre la relation au public et instruit une censure implicite et sournoise, même si certains créateurs en minimisent les effets…
Ce n'est pas un épiphénomène. La création se nourrit de la critique. Mais chez nous, l'on se retrouve souvent confronté aux problèmes d'outils méthodologiques. Pour l'analyse sémiologique d'un spectacle, quelles théories appliquer à l'observation de l'événement artistique ? Bien des théories s'offrent, presque toutes malheureusement générées dans des contextes non africains, éprouvées par des pratiques non africaines, adressées à des publics non africains, avec une terminologie qui ne prend nullement en compte les appellations en langues africaines de nos pratiques artistiques. Aucun dictionnaire théâtral ne reconnaît les termes kotéba, marbayassa, ni la griotique, la bendrologie, l'alarinjo, la drummologie, quand ils reconnaissent tous le japonais, le kathakali, le théâtre balinais. Comment dire autrement la difficulté d'application de théories qui dissertent sur des préoccupations esthétiques si éloignées des nôtres ? Souvent l'on refuse de se poser les bonnes questions qui sont, entre autres, comment sortir du carcan de certains modèles d'arts du spectacle, hérités de la colonisation et parfois peu conformes à l'horizon d'attente du public populaire africain ? Comment faire de la "modernité" l'appropriation conjointe de l'endogène et de l'exogène ? La marche est longue, le voyage souvent comparable au parcours de Sisyphe. Au-delà des aspects pratiques, il faut constamment, au plan théorique, faire un appel du pied pour que tombent les prismes du regard encore teints des complexes du colonisateur et du colonisé pour que les "Centres d'aujourd'hui" se déplacent un peu plus vers les "Périphéries". Pour tuer les centres et les périphéries !
Il faut juste déplorer ces maladies infantiles de la critique qui sont, entre autres, la méconnaissance de la diversité des expériences in situ, le regard condescendant dans un contexte de culture postcoloniale, l'édiction des moules critiques dogmatiques, qui, au lieu de promouvoir une recherche libre, tendent à la scléroser, et enfin l'inadaptabilité des instruments méthodologiques d'analyse qui finissent par créer le chaos.

Que l'argent puisse maintenir la création dans une forme de dépendance par rapport aux réseaux de diffusion, avec ses effets pervers, est un fait. Que l'artiste soit obligé de négocier avec ce système, au risque d'y perdre
des plumes, est aussi une réalité indiscutable. Mais parlons du spectateur ou plutôt de ce petit censeur, qui, en nous, souffle sur les braises, sans cesse, restreignant la liberté d'expression de l'artiste, parfois par simple esprit de conservatisme ou par manque de discernement. Qu'est-on en droit d'attendre d'un être aussi fragile, dont toute la profession se réclame, pourtant ?

Pour ce que j'ai appris de mes maitres gospa, chansonniers traditionnels mbay, l'essence de l'art dramatique, comme déjà dit, c'est la subversion du convenu. Dans mon village, l'assemblée des spect'acteurs, qui dessine un cercle autour du chansonnier gospa, sait qu'elle vient de construire et de sacraliser un espace de prise de parole incensurable. C'est le cercle de vérité, cette vérité qui peut faire pleurer de rire, celle qui peut paradoxalement tout aussi bien jeter du piment dans les yeux. L'assemblée des spect'acteurs, qui participe, elle aussi, pleinement, à la création de l'acte artistique total, sait donc qu'aucune geôle construite n'est prévue pour embastiller le gospa, qui n'est qu'un tiers médian. Elle l'accompagne, le contredit, le soutient, l'adule, même dans son délire, jusqu'à la liesse collective. Le génie se trouve dans le public.
Pour l'anecdote, l'année dernière, j'ai été invité à réfléchir sur le fameux texte de Roland Barthes, sur le thème de la mort de l'auteur et de la proclamation de la naissance du lecteur. J'ai dû répondre que la trouvaille de Barthes n'était en rien un éclair de génie, qu'il n'y avait rien de nouveau sous le soleil ! Dans mon village où nous vivons en communauté, nous avons tué l'auteur depuis l'aube des temps. Tué, mangé et digéré l'auteur ! Pour éviter que de l'opération d'anthropophagie naissent des variétés infinies de lecteurs individualistes, auxquels l'auteur s'évertuerait à offrir une oeuvre d'art hermétique, cabalistique, historiquement dé-narrativisée, expurgée du signifié pour alimenter le rêve utopique de l'absence de sens, sans doute. Pour éviter également que les variétés infinies de lecteurs individualistes jouissent de l'élection d'horizons multiples de lecture et d'interprétations fallacieuses, sous la dictature d'un néolibéralisme universaliste qui, fort de sa vision fragmentariste, promeut la dé-sémantisation et la dé-symbolisation du monde. Et aussi parce que dans mon village, la fonction de l'art est jouissance collective, autant rationnelle qu'affective, et cela, dans la communion, avec l'exigence de l'horizontalité des membres de la communauté historique. Personnellement, je me refuse à vivre dans la bulle phénoménologique du néo colonisé, condamné à être défini et agi comme objet permanent de l'agression coloniale, condamné à l'afropessimisme, à la négrophobie et au suicide culturel collectif. Pour moi, pratiquer le théâtre consiste à réinjecter du sens et de la poésie, dans le courant de l'Histoire, qui se construit, au jour le jour. À s'échapper aussi du temps historique pour s'inscrire dans le temps mythique, n'en déplaise au petit fonctionnaire qui joue au potentat censeur. Dans ce jeu-là de censure, il n'y pas de sacro-saint public auquel l'on doit faire allégeance, même si c'est en son sein que se trouve le génie. Les grands créateurs comme Fela Anikulapo Kuti l'ont compris. Hélas ! Entretemps, l'on a appris à construire des geôles pour embastiller l'artiste.

L'impression que le citoyen, souvent, s'accoutume et s'acoquine avec les pouvoirs de son époque, sert la logique des censures en place sur le Continent. Il relativise la mise en cage de l'assemblée des créateurs et invente même sa propre censure pour mieux se faire entendre…
C'est le plus terrifiant dans notre Histoire. En Afrique, l'on a aussi appris à s'accommoder des douleurs insupportables. L'on s'accommode depuis 1945 du Franc CFA, monnaie française, héritée du système de contrôle nazie de la seconde guerre mondiale et qui, non seulement détruit nos économies, mais sonne le glas de tout développement digne de ce nom. L'on s'accommode des assassinats de leaders, qui aiment leurs peuples. L'on s'accommode des migrants, qui périssent dans le Sahara et la Méditerranée et dont personne ne se souvient, même pas un seul instant, pendant l'Assemblée de l'Union africaine. L'on s'accommode des moustiques, du désert qui avance, l'on s'accommode de Gbagbo déporté et séquestré dans les règles de l'art par une cour illégitime… Cela, plus d'un siècle après la déportation de Béhanzin et de l'Almamy Touré. On s'accommode des oeuvres artistiques qui singent, des OTNI, des films navets, et l'on est heureux de s'autodétruire. L'ipso phobie, stade suprême du colonialisme !

Entretien de Soeuf Elbadawi avec Koulsy Lamko

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