En dépit de la diversité des films, trois grandes tendances seraient à dégager cette année à la 69ème édition du festival de Cannes parmi les films qui traitent des problématiques africaines ou interculturelles. La première serait une volonté de sortir du naturalisme, la deuxième la mise en avant du récit pour toucher un plus large public et la troisième un nécessaire travail de mémoire. Nous publierons des critiques des films les plus marquants mais on trouvera ici un tour d'horizon général du festival.
Face aux problèmes que rencontrent les Africains de par le monde, le réel ne peut, comme le disait Gaston Kaboré, qu'être "le corps et le cœur des films". La veine réaliste a irrigué historiquement les films d'Afrique au sens d'un miroir social jusqu'à ce que le romanesque soit convoqué pour expliquer les comportements. Le naturalisme - approche déterministe où les comportements sont le produit des conditions historiques ou sociales - a dès lors pris le dessus tandis que les meilleurs films élargissaient la vision avec la poésie (cf. [article n°7304]). C'est dans cette tension que l'on cherche aujourd'hui à dépasser la physiologie du réel pour non plus le refléter mais l'appréhender avec une distance qui rompe avec le didactisme. Cette prise de distance est aujourd'hui d'autant plus revendiquée que les films s'intéressent de près aux réalités sociales. On sort ainsi du "film de banlieue" (érigé comme genre) mais aussi du "film sur les réfugiés" pour introduire décalage et humour dans une façon originale et personnelle d'aborder ces sujets.
Son style mosaïque et des dialogues incisifs permettent ainsi à Rachid Djaïdani d'aborder avec légèreté et poésie la question du vivre ensemble interculturel dans Tour de France, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. La présence en rôle-titre de Gérard Depardieu (que Djaïdani appelle volontiers Tonton pour le remercier de lui permettre de vivre enfin de son cinéma) confère au film une assise que le réalisateur utilise pour oser en tous sens. Alors que Rengaine (également sélectionné par la Quinzaine en 2012) se situait dans l'entre-soi (Dorcy, jeune Noir chrétien, et Sabrina, jeune Maghrébine, veulent se marier contra la volonté du grand frère Slimane), Tour de France orchestre l'improbable voyage de port en port d'un maçon bien franchouillard mais peintre à ses heures et d'un rappeur qui doit s'éloigner de Paris où sa vie est en danger. Le passionnant débat autour du film qui eut lieu au festival Visions sociales que la CCAS organise chaque année à La Napoule en marge de Cannes (1) réjouit Rachid Djaïdani qui vit que le film pouvait mobiliser et concerner un public très divers. La confrontation des deux personnages est en effet riche en péripéties et en enseignements sur les clichés qui pourrissent la relation entre les strates populaires et immigrées de la population. Si le film est faible dès qu'il se fait didactique, s'éloignant de sa verve et de son humour, ce n'est heureusement qu'en de rares moments, si bien que sa vision est un vrai plaisir.
De même, Swagger d'Olivier Babinet, présenté à la sélection ACID (Agence du cinéma indépendant pour sa diffusion), est très inattendu par sa grammaire multiple : ce portrait documentaire d'une série d'adolescents joue la carte du décalage sans pour autant se départir de son ancrage dans le réel. Il égrène les thèmes (exclusion, racisme, religion, amour, jalousie, école, avenir, etc.) sans vraiment les approfondir. Et l'on se demande parfois si les ados ne sont pas choisis pour leur capacité à faire rire. Il n'y a pourtant ni mépris ni misérabilisme dans ce film issu d'un atelier avec les jeunes sur la durée, Babinet intervenant régulièrement au collège Debussy d'Aulnay. La volonté de Babinet était de faire un film où on ne s'ennuie pas et où le rire sur soi est présent. C'est réussi : de véritables personnages hauts en couleurs se construisent à l'écran malgré la fragmentation générale d'un montage en tresses, aussi présente ici que dans le film de Djaïdani.
Un autre film de la sélection ACID cherche lui aussi à prendre distance avec le naturalisme pour parler des migrants. Dans Isola, Fabianny Deschamps suit les pas de Daï, une jeune Chinoise qui attend sur une île qui pourrait être Lampedusa que son mari la rejoigne. Enceinte, elle s'est installée dans une carrière de calcaire et y a construit en solitaire un univers entièrement rêvé, survivant grâce à l'argent glané en se prostituant pour 20 €. Personnage fragile et subtil, elle est la fois singulière et universelle, non plus le témoignage habituel du migrant ou du réfugié mais une boule de sensibilité. Si bien que l'on ne regarde plus comme avant les images d'arrivées de migrants sortant des bateaux qui les recueillent en mer : soudain incarnées, traversées par la fiction, elles ne sont plus documentaires mais proprement dramatiques et nous atteignent de plein fouet.
Court métrage de 17 minutes sélectionné par la Quinzaine des réalisateurs, Import d'Ena Sendijarević, cinéaste bosniaque basée à Amsterdam, réussit lui aussi une féconde distance au réel pour mieux le faire sentir. Situé en 1994, il montre comment une jeune famille de réfugiés bosniaques essaye de s'intégrer dans un petit village des Pays-Bas après l'obtention de leur permis de séjour. Entre la maison, le travail et l'école, les situations cocasses se multiplient, que le film aborde en boucles par petites touches discontinues pour avancer vers un dénouement très humain. Cette écriture mosaïque et décalée apporte une légèreté bienvenue qui nous éloigne elle aussi des positions victimaires et des empathies mal placées.
Le parcours étonnant d'une Nord-Coréenne exilée en Chine dans Madame B, histoire d'une Nord-Coréenne de Jero Yun, présenté à la sélection ACID, offre lui aussi une vision très humaine des déplacements entre pays : pour retrouver ses enfants, armée d'un courage et d'une détermination à toute épreuve, cette femme devra faire des milliers de kilomètres et franchir clandestinement des frontières. Le cinéaste l'accompagne dans son parcours, sans jugement sur ses éventuelles ambiguïtés, et nous livre ainsi une rare vision des migrations asiatiques.
Egalement sélectionné par l'ACID, Sac la mort d'Emmanuel Parraud capte une tranche de vie dramatique en milieu créole réunionnais. C'est le portrait de Patrice, un homme pris dans la tourmente de la mort. C'est d'abord son frère à qui un voisin a tranché la tête et qui vient le voir pour s'excuser mais aussi pour l'enjoindre de ne pas le dénoncer. C'est ensuite le couteau remis par sa mère pour la vengeance. Mais c'est aussi et surtout l'ami Alix, un rasta qui l'entraîne chez un guérisseur pour préparer "le sac à mort" qui doit le libérer de la possession lorsqu'on le dispose à un carrefour. Engrenage de peurs et de réactions incontrôlées, le film évolue dans cette ambiance où les croyances côtoient et s'allient à une Histoire de sang remontant à des temps non évoqués mais si présents où la peur et la mort étaient quotidiennes. C'est le même sang que ne cessait d'évoquer Aristide dans ses discours en Haïti. C'est le même sang qu'une famille réunionnaise convoquait en thérapie dans Le Sexe des morts de Tobie Nathan (2004) (cf. [critique n°3045]). Le sang de l'esclavage et de ses séquelles. Les blessures sont encore vives : l'un est un "enfant de la Creuse", un de ces 1600 enfants déportés de 1963 à 1982 de l'île de la Réunion vers les campagnes françaises, sans plus de liens avec leurs parents (cf. le documentaire [Une enfance en exil] de [William Cally] et la fiction [A court d'enfants], de [Marie-Hélène Roux]). Mais les blessures, c'est aussi le voyage de Patrice en France, à qui sa famille reproche de ne pas avoir rapporté d'argent. Tout cela forme un tout qui s'entremêle dans ce personnage sensible et fragile, dont le chaos intérieur est le fruit de ces ballottements. La caméra ne le quitte pas, s'accroche à ses pas, si bien que le film épouse son incertitude et gagne ainsi en véracité mais aussi en pertinence pour comprendre les blessures du monde.
L'écoute et l'incertitude, c'est peut-être ce qui manque à Mimosas de l'Espagnol Oliver Laxe pour convaincre, film pourtant récompensé par le Grand prix du jury de la Semaine de la critique (mais les choix des jurys cannois n'ont cette année fait que surprendre). Cela peut sembler paradoxal, mais c'est justement ce qui fait la différence entre le film de Parraud qui se met à l'écoute d'une croyance en respectant son éventuelle pertinence pour les intéressés et celui de Laxe qui se l'approprie pour ne plus en restituer qu'une affligeante superficialité. Le réalisateur n'hésite pas à décrire son film comme un "western religieux". Effectivement, les paysages minéraux de l'Atlas marocain sont fabuleux et ces quelques caravaniers bravant les éléments pour porter le corps d'un Cheikh vers sa dernière destination sont présentés comme des héros moraux face à l'adversité. Ange gardien faillible qui croit un peu trop aux miracles, Shakib, leur accompagnateur autoproclamé, se donne pour mission de les aider… Le programme du film est d'évoquer la foi, jusque dans les images de ces taxis qui foncent dans le désert. La Vérité, il faut la chercher au-delà de la Chine s'il le faut. Cette référence au hadith du Prophète est citée dans le film mais qu'en fait-il vraiment ? A chacun de sentir si la spiritualité développée ici, certainement sincère dans son intention, éveille en lui une prise sur le temps présent. Personnellement, je cherche encore…
Oliver Laxe cite un aphorisme de Coiran : "entre l'exigence d'être clair et la tentation d'être obscur, impossible de décider laquelle mérite le plus d'égards". Etre clair n'est pas une obligation : tout geste artistique a une part d'ombre laissée à celui qui le regarde et c'est dans ces vides, ces manques, qu'il peut connecter son ressenti et son vécu. C'est quand il y a cette liberté d'entrer dans le film, de l'interpréter et reconstruire à sa manière, qu'il y a émotion. C'est finalement assez personnel et du domaine de la liberté. Un film comme I tempi felici verranno presto (Les jours heureux sont à venir) d'Alessandro Comosin, également présenté à la Semaine de la critique, n'était pas plus clair que Mimosas. Les délicates évocations imaginaires de Comosin et les performances esthétiques de Laxe n'ont pourtant rien en commun. Chez Comosin, la croyance (en une légende, référence à l'Histoire et au loup) est également au centre du film mais il n'en fait pas une mythologie. Point besoin d'emprunter des textes sacrés comme chez Laxe ou d'infiltrer des plans de bêtes humaines comme dans Wolf and Sheep de Shahrbanoo Sadat, primé à la Quinzaine des réalisateurs, pour convoquer les dieux. Issu d'une résidence à la Cinéfondation, Wolf and Sheep met en scène des enfants bergers au fin fond des montagnes afghanes : cet accompagnement scénaristique débouche sur un tel volontarisme dans le scénario que tout paraît faux. L'anecdote supplante le réel et ces figures ne représentent plus que ce qu'on a voulu y mettre. Oui, bien sûr, la réalisatrice est afghane et sait mieux que moi ce qui est juste, mais ce que je peux dire est que rien ne ressort de tout ça en termes de figures à même de nous mobiliser.
Face au programme obligé des coproductions qui tendent à formater les films pour un public international, la sortie du naturalisme devient aujourd'hui un enjeu de taille pour se dégager de la commande et emmener le public sur des chemins inattendus. Les deux pêcheurs de Los Pasos del agua du Colombien César Augusto Acevedo, court métrage de 12 minutes présenté à la Semaine de la critique, découvrent un cadavre dans leur filet et veulent lui donner une digne sépulture. Le simple fait que, édifiant clin d'œil, ce gisant les regarde creuser et déambule dans la forêt élève cette réflexion sur la mort au niveau d'une spiritualité ancrée dans une culture que l'on devine en phase avec la nature filmée avec une extrême empathie.
Il n'y a là ni effet ni superficialité, de même que la femme qui disparaît dans Kindil el Bahr (La Méduse) de l'Algérien Damien Ounouri (Quinzaine des réalisateurs) peut devenir un monstre marin sans que cela paraisse artificiel, même s'il convoque ainsi le film de genre, passant en cours de film du réalisme au fantastique. Ce moyen métrage magnifiquement filmé et monté de 40 minutes, qui puise dans la tradition des ogresses, renvoie à l'état du monde, à l'obscénité du harcèlement des femmes qui osent affirmer leurs envies, à leur mise à l'écart dès qu'elles commencent à réagir.
On retrouve ce souci du décalage dans au moins trois des quatre courts métrages d'une quinzaine de minutes produits dans le cadre de la Factory de la Quinzaine des réalisateurs - un programme qui permet chaque année à de jeunes cinéastes internationaux de se rencontrer et de créer ensemble. Chaque duo comprend un réalisateur d'un pays mis en avant, cette année l'Afrique du Sud avec des films produits par Jeremy Nathan et tous dédiés à Philip Brooks (1953-2003) "qui nous a appris à rêver que rien n'est impossible, et à élargir nos horizons".
C'est ainsi que The Beast de Samantha Nell (Afrique du Sud) & Michael Wahrman (Brésil) joue le décalage en se situant dans la reconstitution d'un village zoulou traditionnel à destination des touristes : Shaka (référence à Shaka Zulu qui fut un des grands empereurs zoulous au début du 19ème siècle) est frustré d'être dans le folklore plutôt que de pouvoir jouer Shakespeare. Le film manie avec bonheur l'humour et la mise en abyme pour faire de cette plongée dans le stéréotype un plaidoyer pour la reconnaissance.
Dans le beau Paraya de Sheetal Magan (Afrique du Sud) & Martín Morgenfeld (Argentine), une femme cherche à retrouver le père de son enfant. Le décalage est ici dans l'utilisation du mystère et du fantastique de la ville et des bas-fonds pour marquer l'enjeu du passage d'une vie à une autre.
On retrouve plus explicitement ce rite de passage dans Lokoza de Zee Ntuli (Afrique du Sud) & Isabelle Mayor (France / Suisse) qui fait référence à Moïse à qui Dieu demande de libérer son peuple. Le jeune Themba voudrait protéger sa meilleure amie Khanya du piège d'une relation amoureuse avec un chauffeur de camion, mais elle y va un peu fort…
Ces trois courts ont la qualité de leur cohérence et de leur ouverture thématique. Gallo Rojo de Zamo Mkhwanazi (Afrique du Sud) & Alejandro Fadel (Argentine) joue par contre un peu trop la carte du fantastique. Cette vision onirique sans dialogues du résultat d'affrontements d'hommes et de coqs dans un hôtel inconnu qui tourne au cauchemar fait d'évidence référence à un passé meurtri mais reste une énigme revendiquée par le réalisateur…
Gabin disait que pour faire un bon film, il faut trois choses : une bonne histoire, une bonne histoire et encore une bonne histoire. Houda Benyamina le cite volontiers : son film Divines a été ovationné à la Quinzaine des réalisateurs et a été couronné par le prestigieux prix de la Caméra d'or qui récompense le meilleur premier long métrage. Il suit effectivement les règles d'un scénario efficace, avec ses montées en adrénaline soutenues par des musiques puissantes, et des personnages forts en qui s'identifier. "Je revendique un cinéma populaire", dit-elle encore. Le mot est lâché : pour toucher un large public, il faut une bonne histoire. L'enjeu sera dès lors de développer l'épaisseur des personnages et de trouver les acteurs capables de les porter. Dounia (Oulaya Amamra) est une fille hors-norme, sans concessions. Elle fonce, prends tous les risques et emmène avec elle Maïmouna (Deborah Lukumuena) dans une dérive sans lendemain, sous l'influence de la dealeuse Rebecca (Jisca Kalvanda).
Houda Benyamina est loin ici de la poésie qu'elle avait développée dans son moyen métrage très prometteur Sur la route du paradis, si bien que son premier long métrage déçoit. Emportée par son désir d'argent facile, Dounia est fragilisée par sa fascination pour le beau danseur Djigui qui lui propose un chemin plus spirituel. Ce scénario bien ficelé, certes riche de belles choses dans sa première partie avant que les choses ne s'emballent, prend malheureusement si peu de liberté avec son intention que l'émotion reste à la porte. Il ne peut échapper à son message. Ces personnages de femmes déterminées auraient pu faire mouche s'ils n'étaient engoncés dans ce projet.
En recevant son prix à la cérémonie de clôture, Houda Benyamina s'est écriée : "On est là quoi, on est là !" Effectivement, la reconnaissance suprême de la Caméra d'or pour un premier film n'est pas rien pour un film issu d'une équipe ancrée dans la diversité et se situant en "banlieue". Il y a derrière ce cri de joie la revendication d'une visibilité mais aussi d'une identité et/ou d'un territoire qui constituent à la fois le terreau et l'ambiguïté des films réalisés dans les quartiers marginalisés des grandes villes françaises. Humaniser pour détourner les clichés et les stigmatisations en sera le programme, sachant que toute incursion dans la fiction convoque un imaginaire construit dans un regard où seront en question la dignité des personnes et la perception de leurs aspirations, mais aussi la déconstruction des fantasmes médiatiques. Ce n'est pas le réel qui est en cause mais la prise de parole et il n'est pas étonnant qu'après Fatima de Philippe Faucon en 2015, ce soit Divines qui marque la Croisette en 2016, les deux films accentuant sans pancartes à travers des personnages de femmes fortes un discours personnel aux prolongements largement politiques, ouvrant à un énoncé collectif. Les maladresses de Divines sont dès lors à situer dans cette volonté d'énonciation.
ABIGAIL from Valentina Homem on Vimeo.
Olivier Barlet