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Lussas 2005 : des films qui dérangent
reportage
rédigé par Olivier Barlet
publié le 04/09/2005
Entrée de Lussas
Entrée de Lussas
Le village de Lussas
Le village de Lussas
Laurent Chevallier, Monique Phoba, Jean-Marie Barbe (micro) et Moussa Touré lors d'un débat après les films
Laurent Chevallier, Monique Phoba, Jean-Marie Barbe (micro) et Moussa Touré lors d'un débat après les films

Rendez-vous annuel obligé des amoureux du documentaire, les Etats généraux du film documentaire de Lussas ont réuni à nouveau du 14 au 20 août professionnels, étudiants et aficionados dans les cinq salles improvisées de ce petit village d'Ardêche (France). Sélection des films de l'année ("Ces films qui nous regardent"), séminaires de réflexion, rétrospectives, la programmation est riche et variée. Une sélection Afrique est depuis quelques années instituée, liée à l'implication de Jean-Marie Barbe, créateur historique des Etats généraux, dans le programme Africadoc de création documentaire en Afrique.

Ces films qui nous font peur
Avant la projection du magnifique nouveau film du Cambodgien Rithy Panh, Les Comédiens du théâtre brûlé¸ qui réussit sur un mode où la frontière s'émousse entre le documentaire et la fiction une métaphore grave et émouvante de la déstructuration héritée du génocide khmer rouge, la soirée inaugurale montrait un court métrage produit dans le cadre du cursus universitaire basé à Lussas sur le documentaire (1), celui de Laetitia Carton intitulé D'un chagrin j'ai fait un repos. Comment imaginer meilleur titre pour désigner ce qui aujourd'hui anime toute la planète et les participants d'un festival en particulier ?
"Comme en est-on arrivé là ?" se demande-t-on face à la déshumanisation du monde. "Comment faire d'une peur un courage ?" se demande-t-on lorsqu'il s'agit de créer ? Ces questions furent à la base du séminaire de Marie-José Mondzain, qui l'anime avec brio pour la troisième année consécutive, cette fois intitulé "Les peurs du siècle". La salle communale de Lussas vibrait des effrois du monde avec une gravité à la mesure de la barbarie moderne. Le grand intérêt de ce séminaire était d'offrir une vision synthétique du XXe siècle reportant à la première guerre mondiale l'origine et les débuts du désenchantement. Pour fonder un lien entre les vivants, il convient selon la philosophe de rétablir un nouveau lien avec nos morts, une idée que ne contesterait aucun Africain : "On nous apprend chaque jour à avoir peur de nos morts au lieu de construire notre mémoire en leur compagnie". Les cris d'alarme des artistes déchirés du début du siècle (elle prit pour exemple Apollinaire, Céline, Robert Müsil, Alban Berg) se sont malheureusement révélés prophétiques, la seconde guerre amplifiant la première dans l'horreur des camps. "Quelque chose a été ressenti, dit-elle, exprimé par les mots, par les images, que nous n'avons pas entendu, que les générations qui ont suivi n'ont pas voulu entendre. Voilà qui m'importe parce que nous vivons aujourd'hui dans un monde que nous avouons souvent ne pas comprendre ou ne plus comprendre : il nous faut nous demander aujourd'hui s'il y a quelque chose que nous n'entendons pas aussi."
Voilà un appel aux artistes à nous éclairer sur les peurs qui font l'objet du siècle en ayant le courage de s'engager pour les transformer en conscience du danger. Pour cela, des innovations formelles sont nécessaires qui inventent une nouvelle façon de dire et de montrer. La question de la représentation, sujet du séminaire de 2004, reste centrale pour que "les gestes d'art soient des gestes de résistance à la peur qui s'inscrivent dans la chair même d'une humanité de plus en plus meurtrie".
Le séminaire s'est attaché à mettre en exergue la continuité de ce qui viendra marquer ce siècle avec l'industrialisation de la première guerre, les génocides et la généralisation des techniques de communication. Art du XXe siècle, le cinéma fut en première ligne de la mémorisation, de la propagande, de l'information manipulée (cf. les archives audiovisuelles de la guerre de 14 présentés au séminaire par l'historien Laurent Veray, auteur avec Agnès de Sacy d'un film de montage d'archives, L'Héroïque cinématographique) mais aussi parfois du courage du geste artistique, comme en témoignait l'étonnant L'Animal d'acier (Das Stahltier), film commandé par les Nazis qui vaudra à son réalisateur Willy Zielke sept ans d'enfermement psychiatrique pour avoir osé raconter l'histoire du train en rendant justice à la pluralité de ses inventeurs européens. Cette fascination pour la machine à travers sa célébration généralisée favorise un déterminisme qui semble éliminer du progrès toute idée de liberté. De même, la foule au cinéma figure les angoisses d'un peuple qui disparaît au profit d'une masse objet de toutes les convoitises mercantiles. Le brillant exposé de Jean-Michel Frodon, directeur des Cahiers du cinéma, permit de voir comment la peur groupe les personnes dans les hantises de foules elles-mêmes terrorisantes, tandis que la psychanalyste Laurie Laufer évoqua les traumatismes qui bloquent la pulsion et partant l'autonomie du sujet, notamment quand on perd un parent privé de sépulture. Le vidéaste Laurent Nisic retraça comment les vainqueurs de la Grande guerre se partagèrent le Moyen Orient, mettant en place les humiliations et appropriations provoquant les radicalismes modernes, introduisant ainsi des vidéos effectivement effrayantes de kamikazes palestiniens sanctifiant leur "martyre". Dès lors, au discours de la peur répondent dans nos sociétés les politiques et les consommations sécuritaires qui dispensent de penser et donc de prendre en charge la relation à l'Autre.
On perçoit à quel point ce séminaire pouvait éclairer non seulement notre compréhension du monde moderne mais aussi celle des conflits et leurs conséquences en Afrique. La mondialisation de la violence, le monde colonial l'avait connue bien avant la guerre de 14, même si ce fut moins sous une logique industrielle. Comme le rappelle Jean-Marie Teno dans Le Malentendu colonial, le génocide des Hereros de 1904-1907 fut un bel exemple de son expérimentation et de son apprentissage, les Allemands y employant pour la première fois l'expression "camps de concentration" (cf. aussi Noirs dans les camps nazis de Serge Bilé). De même, la figure de la foule est récurrente dans le cinéma colonial : la récente restauration de ce monument idéologique qu'est L'Homme du Niger de Jacques de Baroncelli (1939) en fournit une belle illustration. L'homme blanc y raisonne la foule menaçante des Africains pour leur ouvrir la voie de sa civilisation présentée comme la civilisation. Tout ceci fut peu présent dans le séminaire des "Peurs du siècle" et c'est dommage car on néglige souvent à quel point le XXe siècle européen (et avec lui la République) se pervertit dans ses colonies autant qu'il utilisa les colonisés notamment comme chair à canon durant ses guerres avant de les rejeter à nouveau (cf. le blanchiment de l'armée française par De Gaulle avant la victoire sur l'Allemagne en 1945, évoqué dans l'intéressant Ils étaient la France libre d'Eric Blanchot). Si l'incroyable et fantastique J'accuse d'Abel Gance (1937) prend soin de faire figurer un soldat noir dans les tranchées, il ne lui attribue aucun rôle et surtout pas celui-là. La reconnaissance de l'apport africain ou son utilisation machiavélique ne sont pratiquement jamais évoqués dans le cinéma français.
Ces films qui nous dérangent
Cette introduction sur les "peurs du siècle" montre à quel point le cinéma en tant qu'art a un rôle politique de conscientisation en déconstruisant les peurs. Le documentaire fut longtemps le parent pauvre des cinémas d'Afrique, les regards étant le plus souvent ceux des Occidentaux, que les télévisions répercutaient auprès d'un public se forgeant ainsi une image de soi excentrée. Le poids de documentaristes confirmés comme Samba Félix Ndiaye ou Jean-Marie Teno mais aussi la révolution technologique des caméras numériques qui réduisent les coûts et la dépendance vis-à-vis d'une production ont changé la donne : l'Afrique se filme avec un rapport intime qui n'est plus une relation passagère, aussi profonde soit-elle, mais un partage d'origine. Le point de vue des cinéastes est dès lors plus aisément celui des personnes filmées, qui ne sont plus objets de curiosité mais bien les acteurs cinématographiques de leur réalité. De nouvelles intensités, de nouvelles subjectivités, de nouveaux échanges sont ainsi rendus possibles, dont l'autonomie (ou sa quête) serait le maître mot. Suivant le programme du cinéma de fiction dès les indépendances mais avec sa spécificité d'approche, le documentaire se fait lieu de la prise de conscience de sa propre réalité, un outil d'observation sociale où le spectaculaire n'est plus convoqué comme séduction, idéalisation ou condescendance. Les films tissent entre eux une toile de singularités témoignant d'une communauté d'hommes et d'une interdépendance qui redéfinit et revitalise le concept d'appartenance à un peuple.
A la différence de l'immédiateté du reportage, le documentaire opère les liens entre les époques, mesure les évolutions et le poids de l'Histoire. Il se fait outil de mémoire, non de la réalité brute mais de son appréhension et de sa pensée, posant nécessairement les questions de sa propre élaboration, de son éthique, de son pouvoir de manipulation et de ses fonctions. Tout cela est présent dans les débats de Lussas, notamment dans cette sélection Afrique que les Etats généraux proposent maintenant chaque année sous la houlette de Jean-Marie Barbe en mêlant toujours davantage des regards occidentaux et africains (cf. mes compte-rendus sur ce site, depuis l'édition de 1997). Je me suis astreint à écrire une critique spécifique des films qui me réjouissent pour leur rendre honneur, tous ces films "qui nous dérangent", que l'on peut lire en liens sur les fiches des films. Il n'y a pas, nous le savons, de vérité critique mais une participation au débat sur la création qui ne se veut pas jugement mais point de vue, aussi réfléchi et honnête que possible. On ne trouvera donc ici que le fil d'une réflexion globale.
Africadoc est, à l'initiative de Jean-Marie Barbe, une formation en Afrique à l'écriture et à la production documentaire s'étageant sur une suite de sessions partant de l'écriture du projet à sa production et réalisation et même à la vente du film à travers des rencontres "Tunk" à Gorée en mai (les troisièmes ont eu lieu en 2005 : leur compte-rendu détaillé est publié dans un murmure de notre site). La sélection lussassienne puise bien sûr largement dans cette dynamique.
Elle démarrait avec un bijou : Mon beau sourire, de la Sénégalaise Angèle Diabang Brener, une jeune réalisatrice qui participe avec deux autres projets à Africadoc. Cela dure cinq minutes et c'est parfaitement convaincant. Angèle est du style déterminée : plutôt que d'attendre le financement de ses deux projets plus élaborés, elle a économisé plusieurs mois pour pouvoir louer la caméra, les équipements de son et de lumière et, étant elle-même monteuse, a monté toute seule le film et l'a fini avec des amis. Lorsqu'il fallut affronter la douleur sur le tournage, elle le fit (cf. critique du film). Une première réussie dévoilant une écriture originale où le montage joue effectivement un rôle essentiel. Découverte lors d'une résidence d'écriture à Saint-Louis, elle a donc deux autres projets plus longs à réaliser, pour lesquels elle a trouvé des producteurs : D'où je viens, un film très personnel sur son village natal en Casamance où l'on cultive largement le cannabis, et un autre sur Yande Codou Sene, la griotte du président Senghor, sa complice, chanteuse et actrice qui vit maintenant aigrie dans la misère (2006 sera le centenaire de la naissance du poète-président).
Le film est sur le rituel de tatouage des gencives, particulièrement douloureux. Il était émouvant de le voir à la même séance que D'une fleur double et de quatre mille autres de Claude Haffner (France / RDC), hommage à son père Pierre Haffner, décédé alors qu'il avait encore tant à écrire et témoigner, lui qui avait connu les débuts des cinémas d'Afrique et les avaient pris comme terrain d'étude et d'enseignement, assurant ce rôle essentiel de passeur auprès d'un milieu critique et d'un public occidentaux encore largement traversés par les représentations imaginaires de l'Afrique héritées de la colonisation. Pierre avait publié avec André Gardies un ouvrage de référence, Regards sur le cinéma négro-africain (1987), qui comporte une éminente analyse de Kodou d'Ababacar Samb Makharam, dont l'argument part justement d'un tatouage rituel.
Angèle n'a pas encore vu Kodou. Comment l'aurait-elle pu dans une Afrique qui ne peut voir les films de son propre patrimoine ? Mais l'esprit qui anime Mon beau sourire participe de la même énergie : renouer avec son espace culturel, ce qui est une façon de renouer avec le monde en liant l'expérience qu'on en a à travers ses recherches et une incontournable quête de soi. Son film n'est comme Kodou ni la condamnation d'un rituel que l'on peut juger obsolète ni sa défense : il est simplement le constat d'un engagement physique (des sujets, mais aussi ici de l'actrice et de la réalisatrice) pour "avoir un beau sourire". Le fait de calquer le montage sur une musique choisie d'avance et particulièrement rythmée indique une nouvelle démarche de cinéma : sans asséner de message, loin de toute revendication d'objectivité, communiquer une tension (en continuité avec les chants qui accompagnaient autrefois le rituel). L'image n'est pas illustrative d'un commentaire ou d'un discours sur le sujet mais entre dans une chorégraphie ressentie très physiquement par un spectateur emmené dans un flot d'impressions. La différence avec le clip est que ce n'est pas l'application d'un programme d'évocations mercantiles mais que le film respecte la dignité des personnes et la met en exergue. Voilà ce que les femmes font pour vous, messieurs ! Et ce n'est pas rien.
Produits sénégalais des ateliers Africadoc, Pourquoi ? de Sokhna Amar et Une fenêtre ouverte de Khady Sylla. Ici encore, le corps en avant. Celui absent à l'image chez Sokhna Amar mais métaphoriquement si présent de cette femme victime d'un viol perpétré alors qu'elle était adolescente. Celui aussi de Khady Sylla, qui cadre son visage en gros plan pour faire écouter sa parole, mais aussi d'Aminta Ngom, la folie de l'une trouvant un écho familier dans la dérive de l'autre. Leur relation incarne à la fois la proximité et l'errance, partage avec la personne filmée et affirmation d'une place qui ne peut être figée, deux caractéristiques aujourd'hui d'une Afrique qui se filme, nous ouvrant ainsi un horizon, nous qui sommes aussi dans des territoires incertains, dans des identités à construire pour lesquelles la quête se révèle davantage importer que le résultat. Khady Sylla évoque l'errance des fous comme l'expression par excellence d'un non-lieu, la tête sans cesse en mouvement entre plusieurs pôles, les attaches qui s'étiolent et une conscience qui se brise en morceaux. Figure récurrente dans la littérature et le cinéma d'Afrique ou sur l'Afrique, le fou exprime un être au monde à la fois lucide, visionnaire et souffrant, produit d'une Histoire meurtrie autant que des contradictions des temps nouveaux - une figure parlante pour, comme le disait Marie-José Mondzain, "prendre conscience de la proximité véritable d'une souffrance d'aujourd'hui avec celle des générations précédentes", dans le souci de comprendre ce que nous vivons.
C'est parce que ce rapport au monde est contradictoire qu'il est contemporain, contrairement à ce qu'on dénie si souvent aux expressions culturelles africaines facilement classées dans l'immémorial et le primitif. C'est ainsi que seraient à comprendre les interrogations de la Congolaise Monique Mbeka Phoba dans Sorcière, la vie ! qui s'attaque justement à la part irrationnelle de sa culture. Au-delà de tout programme, de tout cliché (la projection de ce qu'on devrait être dans le regard de l'Autre), une quête de soi écartelée entre les référents culturels de l'ici et de là-bas mais aussi structurée par ces oppositions, ce qui n'est pas sans évoquer les allers-retours d'un Johan van der Keuken dans Amsterdam Global Village (1996) lorsque les rencontres avec des habitants d'Amsterdam rebondissent sur d'autres lieux de la planète en fonction de ce que sont ces personnes. Au-delà des différences, des contiguïtés structurantes sont possibles si l'on veut bien reconnaître la complexité et l'autonomie de chaque culture. Si l'on veut bien aussi reconnaître le cinéma documentaire comme possible lieu d'incertitude, forme adoptée par Monique aussi bien dans son propos que dans son montage.
Cette approche est fondatrice car, en s'appuyant sur une nouvelle esthétique où la spontanéité tient une grande place, elle définit un nouvel être au monde. Lorsque Dumisani Phakati nous entraîne dans une quête enthousiaste et drolatique de sa tentaculaire famille sud-africaine dans Lâche-moi, j'ai 51 frères et sœurs ! (Don't fuck with me, I have 51 Brothers and Sisters), c'est bien une promenade dans la diversité qu'il nous propose plutôt que l'affirmation d'une identité idéalisante. Et c'est ici aussi de sa famille qu'il s'agit, les êtres qui lui sont le plus proches, même ceux qu'il découvre avec nous. Il se fait leur confident de telle manière qu'ils ne sont pas devant nous mais que nous sommes avec eux. La porte est ouverte à l'émotion qui nous permet de ressentir un peu mieux ce pays lointain et ce qui l'anime aujourd'hui.
Cette ouverture de la relation, Moussa Touré la développe véritablement comme un style voire un manifeste documentaire. Ses nouveaux films affichent une frappante continuité dans la démarche, et cela quelque soit le lieu où il tourne, que ce soit chez son voisin polygame (Cinq sur cinq) ou au lycée d'Apt en France (Nanga def) où il pratique sans condescendance une ethnologie "à l'envers". Dans tous les cas, il fait fondamentalement confiance aux personnes filmées dans leur capacité à exprimer ce qu'ils ont au fond d'eux-mêmes. Il les taquine, partage ses étonnements, les filme dans un espace intime leur permettant d'exprimer leur part de mystère, magnifiant ainsi leur dignité, captant une parole que la timidité, la discrétion ou la pudeur tenaient cachée mais qui révèle à tous les ambiguïtés du réel autant que les tréfonds de l'âme mais aussi le fait que personne n'est dupe des systèmes, même s'il faut s'en accommoder.
Ces ambiguïtés du réel sont véritablement l'enjeu du documentaire avec sa capacité de conserver aux êtres leur mystère. Osvalde Lewatt-Hallade y parvient elle aussi par l'intime : à travers le vécu d'un couple séparé, Un amour pendant la guerre rend compte de la violence faite aux êtres et débouche sur celle faite aux femmes. Laurent Chevallier signe avec Hadja Moï son plus beau film car, surfant sur la proximité familiale en prenant comme sujet la grand-mère de sa femme guinéenne, il évite les pièges de l'anecdotisme et s'ouvre sans idéalisation à sa dimension mystique. Contrairement à son précédent film touche-à-tout tourné dans la même ville, Christian Lelong adopte dans Justice à Agadez une cohérence esthétique lui permettant de laisser les personnes filmées dans ce tribunal coranique être interprètes de leur vie et non les objets de sa curiosité : non seulement il se concentre sur le huis-clos du vestibule servant de salle d'audience, s'assurant une unité de temps, de lieu et d'action, mais aussi il évite toute manipulation en conservant la synchronicité sans faux plans dans les échanges. On peut supposer que si l'étroitesse des lieux ne l'avait limité, et même sans forcément adopter l'ascèse des longs plans séquence de Délits flagrants de Raymond Depardon (1993), il aurait réuni dans le même cadre le juge et ses interlocuteurs. Il avait d'ailleurs envisagé de jouer sur deux écrans pour les avoir simultanément, mais ne put (sans doute heureusement, restons légers) le faire pour des raisons techniques.
Il est frappant de constater que les êtres filmés le sont volontiers. Plutôt que de considérer la prise d'images comme une atteinte à leur intimité, ils sont souvent très ouverts à cette incartade tant ils sont désireux de sortir de leur isolement, à la recherche de liens et de compréhension de la part de ce monde qui les regarde autant qu'ils le regardent à travers le développement des télécommunications. Ceux de Justice à Agadez étaient ainsi heureux de pouvoir montrer les logiques humanistes de la Charia, contraires à l'image que le fondamentalisme en donne. Le projet du film est dès lors pris en mains par les personnes filmées, laissant l'imprévisible prendre le dessus sur l'intention. C'est à cette condition que peut se structurer un discours politique sur le présent par les liens que nous opérons avec les autres images échappant aux discours convenus, aux clichés attendus et aux programmes préétablis (notamment des télévisions occidentales). C'est en cela que ces films nous dérangent utilement, allant à l'encontre de nos visions figées du monde pour restaurer une vibration en phase avec sa diversité, une énergie contribuant à déconstruire les peurs et lui penser un futur.
Ces films qui me dérangent
Avec le projet de La Deuxième femme, Caroline Pochon a obtenu la bourse du ministère des Affaires étrangères "Villa Médicis hors les murs" qui lui a financé le tournage et la bourse de la SCAM "Brouillon d'un rêve" qui lui a permis de retourner sur les lieux. La production ayant trouvé une chaîne câblée, l'aide automatique du CNC a financé la post-production. Voilà donc un film qui trouve brillamment son financement auprès des organismes occidentaux : on peut penser que son scénario plaisait aux commissions, ce qui n'est pas sans être parlant sur leurs attentes et nous pousse y voir de plus près.
Basé sur une auto-fiction, il raconte à partir de textes de son journal intime l'aventure d'une femme qui, tombée amoureuse d'un réalisateur au Fespaco de Ouagadougou, est invitée à Dakar et s'aperçoit qu'il est déjà marié et que sa femme est enceinte, sous un toit où vivent déjà une quinzaine de personnes. Voilà bien l'occasion de confronter les perceptions culturelles. Caroline Pochon s'y emploie : "Je suis effarée par cette société qui plie la femme à la volonté de l'homme". Tout le film suit cette logique : partie dans l'illusion de pouvoir se lover dans une culture autre ("Devenir Africaine, n'était-ce pas comme mon rêve ?"), elle accepte ce mariage polygame comme on succombe à la pomme d'Adam ("L'Afrique m'attire dans ses tentacules") mais se raidit contre "cette greffe blanche sur un corps noir".
C'est bien sûr d'une incroyable naïveté. Tout mariage mixte suppose des compromis complexes à négocier au quotidien et dans la polygamie, la différence culturelle est décuplée. Surtout, il impose de saisir ce qui dans la culture de l'Autre est commun pour s'appuyer sur ces pierres de compréhension et d'intégration, mais aussi les résistances qui partout permettent les compromis entre hommes et femmes, entre cultures. Ce que Caroline Pochon nous laisse comprendre, c'est que dans son cas, cette démarche, entamée sans bouée comme une plongée acceptant tout (l'amour), débouche sur une impasse car elle finit par se renier elle-même. Et d'affirmer que ce n'est pas par jalousie qu'elle laisse tomber, mais parce qu'elle n'est "simplement plus amoureuse" (le charme ne fonctionne plus)…
Seulement voilà, il s'agit d'un film montré à un public : même présenté comme une expérience individuelle, son cas fait figure de généralité dans un rapport à l'Afrique, mené comme un réquisitoire. Comme dans le cinéma colonial, le couple mixte reste présenté comme impossible. A l'époque, il l'était car, malgré l'idéalisation de l'Afrique, il compromettait l'unité de la race et de la civilisation. Ici, il le demeure car, encore malgré l'idéalisation de l'Afrique, le poids de la religion et des coutumes donne trop de pouvoir à l'homme - cet homme dont elle cadre à trois reprises les lèvres en gros plan en lui faisant répéter : "Vous serez comme des sœurs qui aurez le même père". Le point de vue reste celui de l'extérieur, du colon, et c'est encore lui qui raconte l'histoire dans l'optique de son journal intime.
Devant combler le déficit d'images correspondant au récit puisque le temps du film est celui de son retour après le divorce, la réalisatrice le truffe de visions anecdotiques ou plaquées, des femmes qui dansent à la crème servie en vrac dans des sacs plastiques à l'épicerie. Elle use volontiers de gros plans ou d'illustrations (les lutteurs lorsqu'elle indique que la polygamie est comme "des fauves qui s'affrontent dans un match policé ou seule la mise à mort est interdite mais où tous les coups sont permis"). "C'est de la couture", dira-t-elle au débat. Tout contribue à une vision unidimensionnelle, extérieure et réductrice (même si des interviews des femmes et d'elles seules viennent la tempérer), qui tend davantage à régler des comptes qu'à mettre en valeur la dignité des personnes comme peut le faire Moussa Touré sur le même sujet. Que la polygamie ai été le choix d'une société et que cela ait pu avoir un sens même si la modernité la remet en cause et la rend de moins en moins fréquente est gommé au profit d'un jugement de valeur ne se légitimant que dans le vécu qu'on en a en fonction de son propre schéma de pensée. Moussa Touré ne nous dit pas que les femmes sont heureuses dans la polygamie mais il ne condamne pas. Cinq sur cinq n'est ni leçon de morale ni journal intime. Il est tentative de comprendre ce qui anime chacun et d'en percevoir les ambivalences. Il n'a pas un modèle de référence avec lequel contrôler la conformité, même si celui-ci pourrait s'appeler droits des femmes. C'est en cela qu'il laisse au spectateur la latitude de se positionner et que son film construit le futur.
L'approche de Lise Gabelier dans Serre ta droite !, encore tourné à Agadez, est toute autre : l'intime disparaît, qu'il s'agisse de celle qui filme ou des personnes filmées, pour laisser la place à un regard, celui de celle qui filme, et à une parole, celle des personnes filmées, autour d'un sujet anodin : l'auto-école et le permis de conduire. Ici, l'anecdote construit le film, érigée en discours et en perception de la réalité. Rien de ce qui étonne et amuse un public occidental n'y échappe : des voitures miniatures utilisées pour étudier les priorités aux aléas du trafic (camions surchargés, zébus etc.). Comme c'est un peu limité, on répète les effets, comme de citer le code appris par cœur ("Je dois mettre les chaînes pour rouler dans la neige") ou le rap des jeunes qui s'ennuient, sujet à peine effleuré. Bien sûr, tout cela est croquignolesque, comme les phrases du code de la route ("ne pas conduire quand on a trop de soucis", "prendre l'eau du radiateur pour secourir une femme qui accouche") ou les réflexions des candidats au permis lorsque les autres concurrents se plantent pour démarrer, mais quel mépris au fond ! Les sous-titres donnent une traduction "petit nègre" de ce qui se dit. On sourit de la naïveté de cet Africain bien gentil (le bon sauvage) qui mettra encore du temps à nous rattraper. Ce film voulu comme une appréhension légère, quotidienne, sans gravité de l'Afrique se fait fourre-tout impressif où le moindre contenu politique (la radio rend compte de grèves scolaires ou d'émeutes à Agadez) est évoqué pour être évacué, de même que tout dévoilement des personnes. Le voile qui cache ce manque sidérant de contenu reste celui d'un regard profondément extérieur, celui "qui nous prend pour des insectes" dont parlait Ousmane Sembène. Malgré le fait que les protagonistes suivis lors du premier tournage ont disparu lors du second, on fait quand même le film puisque les commanditaires attendent (les télés : le sujet plaît, on le verra sur France 5, en Suisse, aux Pays-Bas, en Suède…). Des techniciens africains ? "Avec la chaleur, il ne fallait pas multiplier les difficultés", nous répond-on au débat. Affligeant.
Sembène évoquait par sa célèbre phrase le cinéma ethnographique classique. L'Allemande Bettina Haasen a fait des études de haoussa, a vécu au Niger. Elle ne vient pas filmer l'Afrique en vacances. La Tente de l'inconnu commence sur des panoramiques : paysage aride, brebis, deux bergères, deux ânes qui se battent, un arbre isolé, le puit. Les deux femmes sont Fatimata et Rhaïssa. L'une va se marier. Elles en parlent. La gêne d'être filmées est perceptible. Nous la partageons. C'est le premier contact où la réalisatrice arrive et filme sans préalable un film de commande tourné en dix jours (la version télé fait 30 minutes). En dehors de bribes d'interviews avec les parents de la mariée, ce sont aussi presque les seules paroles d'un film volontairement sans commentaire. Bettina Haasen va suivre les préparatifs du grand mariage, s'adaptant au rythme lent de la vie, filmant les tresses, la toilette, les tambours, la construction de la tente nuptiale par les femmes, mais aussi le minéral, les éléments, la pluie. Son film se concentre sur les matières, ses ressentis, se fait volontiers sensuel, contemplatif. "Les gens sont monotones, il ne se passe pas grand chose", dira-t-elle au débat. Son approche est clairement empathique et ne cherche pas à se centrer sur la façon dont les jeunes femmes peuvent ou ne peuvent pas choisir leur mari, propos sous-jacent dans les quelques paroles saisies. Elle ne porte pas de jugement et s'adapte à une culture du voile où les émotions sont masquées. Elle ne filme pas les Touaregs comme des insectes mais un manque s'installe : où se situe le partage, où commence le folklore ? Le détail envahit le sujet, les éléments prennent le pas sur les hommes, une distance se creuse entre le regard de la réalisatrice et ce qui nous rendrait les Touaregs plus présents. Les règles du takaraket impliquent pour la femme mariée de rester cachée, voilée, et de garder le silence face aux étrangers. Celles de l'ashecq signifient pour les hommes d'être respecté et respectable, ce qui veut dire pratiquement ne pas montrer ses émotions. Une autre forme de partage serait à trouver que nos modes de communication habituels, mais cela ne se fait pas en dix jours…
Les Tunk, nouvelle dynamique
Dans cette sélection lussassienne, Pourquoi ?, Une fenêtre ouverte et Serre ta droite ! étaient des projets présentés aux rencontres Tunk 2003 à Gorée. Justice à Agadez avait été présenté à celles de 2004. En 2005, 22 projets de films ont trouvé une marque d'intérêt de la part de partenaires télévisuels (huit télévisions présentes). 6 premiers films vont se faire dans des conditions de production très professionnelles dans le cadre d'un "partenariat parrainage" entre jeunes producteurs africains émergeants et des producteurs européens francophones ou lusophones confirmés, avec transferts de compétence et dans des délais acceptables de 12 à 18 mois. Des producteurs porteurs de projets identifiés seront formés en partenariat avec le ministère français des Affaires étrangères et Aficalia dans un pays (en 2005 au Cameroun). Le souci d'Africadoc, en partenariat avec Dakar Doc, est ainsi clairement la professionnalisation de la production, en accord avec ce que déclarait Coly Keïta, de l'Office de Radio-Télévision du Mali (ORTM), aux Tunk 2005 : "l'alliance avec les indépendants sur les programmes documentaires pour faire face au déferlement des programmes'internationaux' est notre seule porte de sortie pour nous les télévisions africaines".
Avec formations et rencontres professionnelles, une dynamique Nord-Sud est ainsi effective. La présence de Maktar Sylla et sa volonté de coproduire avec les indépendants d'Afrique de l'Ouest et centrale ouvrait l'avenir aux coproductions Sud-Sud. Les deux dynamiques appellent la structuration de la production africaine indépendante. Les besoins télévisuels sont immenses, les attentes du public ne le sont pas moins. Pour des films qui nous dérangent !

Olivier Barlet

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