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Abderrahmane Sissako : le cinéma, en attendant le bonheur
Khouribga 2012
critique
rédigé par Mohammed Bakrim
publié le 11/07/2012

La quinzième édition du festival du cinéma africain de Khouribga (30 juin, 7 juillet) a rendu, lors de la cérémonie d'ouverture, un hommage au cinéaste Abderrahmane Sissako. A cette occasion, Mohammed Bakrim a prononcé le discours suivant qu'il nous autorise à reproduire ici (avec de légères modifications).

Permettez-moi de prime abord de dire mon plaisir, si ce n'est ma fierté de contribuer modestement à l'excellente initiative de mes amis du festival de Khouribga avec cet hommage rendu à Abderrahmane Sissako. C'est un hommage aux dimensions multiples, professionnelles, cinéphiles, culturelles et une dimension humaine sûrement ; car Si Abderrahmane est à l'image de son cinéma : une œuvre ouverte qui ne s'inscrit pas dans un schéma, dans une grille définitive ; une œuvre à l'échelle d'un continent, le continent africain dont il transforme les blessures en poèmes et les cicatrices en promesse de bonheur… D'ailleurs c'est le socle de son identité, le paradigme essentiel de sa pensée L'Afrique…

Il est alors tout à fait légitime de lui rendre hommage ici à Khouribga, le bastion historique de la cinéphilie marocaine qui a choisi très tôt de fêter le cinéma africain, de montrer ses films et de dire à ses pionniers : on n'oublie pas.
En célébrant Abderrahmane Sissako ici et maintenant nous célébrons l'Afrique notre mère nourricière, le creuset de notre imaginaire commun ; le titre générique de notre horizon…

Abderrahmane Sissako a choisi de dire son africanité par le langage de son temps, le cinéma, les images… Au moment où l'Afrique était pratiquement le dernier continent à rejoindre la carte du cinéma mondial. Venu de la Mauritanie profonde, il traversa les frontières à la quête du savoir… traçant en filigrane le scénario de ses créations futures, celle de l'homme moderne confronté à l'horizon incertain ; l'homme nomade comme métaphore de la modernité

Après de brillantes études de cinéma au pays du montage et de la sacralité des images je veux dire le pays qui a donné au cinéma mondial Eisenstein et Tarkovski, Abderrahmane Sissako choisit fondamentalement de mettre son savoir et son savoir-faire au service du cinéma africain. Il entame son parcours par un titre emblématique : Octobre, film tourné avec le chef opérateur de Tarkovski dans André Roublev.
Octobre est traversé de questions que nous retrouverons déclinées autrement et différemment dans la filmographie en devenir : l'altérité, la quête de reconnaissance, la rupture douloureuse et peut être nécessaire…le film séduit, il décroche le premier prix au festival de Milan en 1994. Le cinéaste a alors trouvé sa voie.

Après l'expérience du court, il revient à Milan en 1999 pour décrocher le prix du meilleur long métrage avec La vie sur terre. C'est un film né dans le sillage d'un nouveau millénaire, occasion pour Sissako de revisiter un village malien métonymique de tout un pays, de tout un continent, de tout un destin, pour dire la détresse et l'abandon, à la lumière du grand poète Aimé Césaire. Dialogue de deux poètes à l'aube d'un siècle qui vient…
Le cinéaste africain assume ce choix. Il est reconnu comme une nouvelle voix qui rejoint celle des maîtres : Sembène Ousmane, Souleymane Cissé, Djibril Diop Mambéty… qui sont les jalons de l'universalité d'un cinéma émergent.

Pour Abderrahmane Sissako, l'entrée par la grande porte du cinéma mondial sera celle de la Croisette. En 2002, En attendant le bonheur est lauréat du Prix de la critique internationale. Il y dénonce l'impuissance des pouvoirs publics africains et les politiques anti-immigrations des pays occidentaux. L'échange inégal des relations Nord / Sud sera une nouvelle fois abordé en 2006 dans Bamako, fable humaniste projetée à Cannes en Sélection Officielle Hors Compétition.
Un grand film, au sens plein du mot, une construction cinématographique originale qui se joue des frontières factices entre documentaire et fiction ; une rhétorique qui puise dans la tradition orale africaine pour mettre en place un dispositif (la cour) où les rôles et les échanges obéissent à une dramaturgie mais aussi aux règles du quotidien. Avec des moments forts d'émotion, d'empathie et d'éloquence comme cette séquence du paysan qui vient dire son malheur dans sa langue ancestrale et que le cinéaste a eu l'intelligence de ne pas sous titrer car le discours crevait l'écran au-delà des normes linguistiques…

Pour Sissako, un cinéaste africain, c'est un artiste venu d'un territoire presque désertique, du point de vue de son art. Quand il arrive à faire un film, il est envahi par le sujet qui devient politique. C'est comme s'il devenait porte-parole. Dans Bamako, Sissako parvint à neutraliser cette fatalité et son point de vue sur le monde et d'abord un point de vue sur le cinéma… d'où cette sollicitation qui le met au cœur d'une riche activité professionnelle.
Par exemple, en 2007, il préside le jury du festival Premiers plans d'Angers. C'est l'année également où il fera partie du jury de la compétition officielle de Cannes. L'année suivante, il présidera le jury de la Femis et il viendra aussi à Khouribga pour présider son jury.

Cette présence multiforme est portée par une générosité et une disponibilité à toute épreuve. Il est sans cesse en solidarité permanente avec ses collègues africains profitant de sa notoriété et sa présence dans des commissions d'aide pour mettre en valeur le cinéma africain et encourager les cinéastes de notre continent. La jeunesse en particulier est au cœur de sa démarche de citoyenneté cinématographique africaine.
J'ai eu la chance et le plaisir de constater sur place à Nouakchott l'énorme engouement qu'il a suscité pour le cinéma, chez les jeunes mauritaniens, grâce à l'initiative de lancer une structure civile et cinéphile : la maison des cinéastes. Cette dernière est devenue rapidement la locomotive d'une riche activité cinématographique prometteuse avec notamment la Semaine nationale du film qui permet à cette jeunesse de montrer ses films et de les confronter à d'autres regards et à d'autres expériences. Tout au milieu de ce havre de création une immense photo de Abderrahmane Sissako est dressée comme un geste de reconnaissance et de filiation.
Les cinéastes de la nouvelle génération ne tarissent pas d'éloges à son égard et citent plein de projets avec lui. J'en ai retenu un qui continue à me faire rêver Abderrahmane pense en effet à l'organisation des rencontres cinéma et poésie au cœur du désert de Changuit, là où le silence parle au silence et les étoiles éternelles illuminent les rimes du poème qui vient.

"Et maintenant, je me dirais à moi-même, à mon corps aussi bien qu'à mon âme : et surtout gardez-vous de croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur car la vie n'est pas un spectacle, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse" in Cahier d'un retour au pays natal par Aimé Césaire.

Pour finir, Si Abderrahmane, à l'image du paysan de la cour de Bamako, je te dirai dans la langue de mes ancêtres tanmirt immimen d tragat n jdiguen é gmatnnekh abderrahmane ; et là aussi on ne va pas traduire.

Merci à toi
Merci à Khouribga

Mohammed Bakrim
Critique de cinéma, directeur de la rédaction du magazine Cinémag
Khouribga, 30/06/ 2012

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