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La Naissance d'une nation, de D.W. Griffith
Un mythe mélodramatique
critique
rédigé par Savrina Parevadee Chinien
publié le 14/04/2009
Savrina P. Chinien
Savrina P. Chinien
D.W. Griffith, en 1923
D.W. Griffith, en 1923

Comment dans La Naissance d'une nation de D.W. Griffith la "picturisation de l'histoire" (la Guerre de Sécession et la Reconstruction du Sud) se mue en mythe mélodramatique.

I - Les influences de Griffith

David Wark Griffith, né le 22 janvier 1875, dans le Kentucky, resta profondément marqué par la Guerre de Sécession, non seulement parce qu'il était lui-même Sudiste mais aussi du fait de l'admiration qu'il vouait à son père "figure quasi-légendaire" [2] qui avait participé à cette guerre. En tant que cinéaste sudiste et citoyen américain, imprégné par cette Histoire traumatisante, Griffith ressentait le besoin psychologique [3] de créer une légende du chaos et des contradictions de cet événement. Il voulait justifier l'effort et rétablir, en quelque sorte, la dignité sudiste [4]. Cette volonté discursive, par la suite, est désignée comme The Southern Legend ("La Légende du Sud") ou The Lost Cause ("La Cause Perdue"). Le Sud d'avant-guerre est ainsi conçue et représentée comme l'ère d'un âge d'or où l'économie agraire satisfaisait le riche, complaisant propriétaire féodale, et aussi le fidèle, heureux, esclave. Somme toute, une harmonie et surtout, un ordre d'hiérarchies "naturel" régnaient avant l'avènement de la guerre.

Dans The Birth of a Nation [5], Griffith conféra une réalité à de nombreuses images évoquant, selon lui, l'imaginaire américain (particulièrement sudiste) de la Guerre de Sécession, ses conséquences et la Reconstruction. Il fut, en grande partie, inspiré par les deux romans de Thomas Dixon [6] (qui ne cachait pas son racisme concernant les Noirs), notamment : The Clansman: An Historical romance of the Ku Klux Klan et The Leopard's spots. L'intention de Griffith de reconstituer sa propre version de l'histoire [7] en marge de l'Histoire officielle, vise à conforter le peuple américain dans une vision romantique plutôt qu'entièrement authentique.

II- La notion de mélodrame

Griffith crée ainsi un mélodrame, voire même, un mythe mélodramatique, dans sa conception idéalisée et exagérée de l'Histoire. La légende reconstitue l'Histoire ; "récit" et "discours" [8] s'enchevêtrent afin de conformer aux impératives idéologiques. Les conflits théoriques complexes (tels les oppositions binaires : Nord/Sud, Blancs/Noirs, homme/femme), métaphorisés, souvent de façon manichéenne, par le biais des deux familles Stoneman (du Nord) et Cameron (du Sud), deviennent, ainsi, plus intelligibles. L'histoire de ces deux familles est métonymique de la grande Histoire américaine. D'ailleurs, selon Robert Lang dans son article "The Birth of a Nation: History, Ideology, Narrative form", le fait même que le cinéaste modifie librement des aspects de l'événement historique (bien réel) selon son désir - et sans une allégeance spécifique aux faits - attribue au film le statut de mélodrame historique [9].

Mais qu'est-ce vraiment le mélodrame comme genre ? Le mode mélodramatique [10] est, avant tout, fondé sur une idéologie morale, chrétienne : le discours dominant est religieux et social. Dans The Birth of a Nation, l'image de l'Eglise au fond de la rue où se trouve la résidence des Cameron, est souvent présente. Une des thématiques récurrente du genre mélodramatique consiste en l'amour romantique et ses composantes telles : la séduction, le mariage, la famille en tant que préoccupations majeures de la société bourgeoise. La famille, institution sacro-sainte dans l'imaginaire américain, occupe toujours une place privilégiée. Toutefois, c'est le patriarcat qui domine dans les schèmes immanents à tous les habitus (terme de Pierre Bourdieu) et cela est conçu comme étant de l'ordre du "naturel". Le mélodrame se nourrit aussi de toutes sortes d'oppositions binaires. Ainsi, le Bien triomphe du Mal, des fois de façon in extremis, et la fin est toujours heureuse, sinon optimiste.

Selon Robert Lang, les films de Griffith sont conçus comme des mélodrames familiaux, que l'accent soit mis sur la dimension sociale, sentimentale ou historico-spectaculaire [11]. D'ailleurs dans The Birth of a Nation, les thématiques du mélodrame sont bien présentes dans le premier titre qui exprime explicitement une idéologie morale : "If in this work we have conveyed to the mind the ravages of war to the end that war may be held in abhorrence, this effort will not have been vain" [12]. Le début du film (second intertitre) met clairement en exergue le fait que ce sont les Africains (capturés en Afrique pour être vendus comme esclaves dans le Nouveau Monde) qui ont déclenché la désunion entre le Nord et le Sud. Les Africains sont ainsi identifiés dès le départ comme une force de Mal et toute la seconde partie du film, jusqu'au climax de la montée en puissance du Ku Klux Klan, tentera de trouver une solution à cet "élément perturbateur" qui nuit à la bonne entente des Blancs américains (nordistes et sudistes confondus).


III- La construction du mythe mélodramatique dans le film

Dans son article, "L'art de raconter et de persuader : La Naissance d'une nation", Gérard Leblanc souligne le fait que la famille Cameron "représente l'unité et l'ouverture" [13] en ce qui concerne "l'intégration" des Noirs esclaves et celle des Nordistes (quand les fils Stoneman viennent leur rendre visite). Les Cameron sont à l'image même des valeurs "romantiques" telles : l'élégance, la courtoisie et le paternalisme (ils sont les bons maîtres envers les esclaves). La scène dans la plantation de coton est très emblématique : l'aspect familial et romantique se rejoignent, de façon subtile, au discours économique pour faire ressortir l'ordre "naturel" des hiérarchies entre Blancs/Noirs.

Le fait que Margaret jette un coup d'œil complaisant sur les esclaves (qu'on voit travaillant en arrière-plan) confirme leur statut presque comme des objets, déshumanisés, faisant partie du décor. Les hiérarchies Blancs/Noirs sont aussi évidentes quand Ben salue, avec un paternalisme évident, les esclaves qui dansent. La société esclavagiste est un monde manichéen régi par la dialectique supériorité/infériorité. Cette "géométrie sociale" est soigneusement construite et pleinement articulée au sein de la superstructure idéologique. A partir du moment où la différence de pigmentation entre les Blancs et les Noirs est perçue comme fondamentale, comme appartenant à l'ordre des essences, à l'ontologie et non des apparences, la tentation est grande de porter des jugements de valeur et d'établir une hiérarchie raciale.

L'aspect romantique prédomine aussi dans cette scène dans la plantation : il y a un transfert de métaphores qui s'opère par l'iris focalisant sur le camée avec la photo d'Elsie Stoneman, puis sur la "fleur" de coton du Sud. Elsie devient représentative de cette beauté "naturelle" du Sud. La scène pastorale et nostalgique est au diapason avec l'amour pour la femme idéale.

L'image des chiots, un de couleur blanche et l'autre noire, évoque aussi l'aspect binaire du mélodrame. Cela symbolise la cohabitation harmonieuse Nord/Sud avant que n'arrive "l'orage" (représenté par le chaton jeté sur les chiots). En effet, l'intertitre (107) du film explique qu'une menace historique pèse sur le Sud : "The power of sovereign states, established when Lord Cornwallis surrendered to the individual colonies in 1781, is threatened by the new administration" [14].

Après la guerre, quand la mère Cameron demande une clémence pour Ben, le pouvoir emphatique d'Abraham Lincoln d'imaginer la scène (par un montage parallèle, on voit alors Ben allongé sur le lit d'hôpital) est un exemple où la politique s'intègre au cœur même du mélodrame. Lorsque Austin Stoneman [15] propose à Lincoln d'imposer des exactions sur le Sud (la musique extradiégétique est plus rythmique, voire militaire), celui-ci se contente de parler calmement (la musique devient aussi plus douce). En se mettant debout, il domine Stoneman de toute sa stature et sa grandeur d'esprit. Le gros plan qui est fait sur les chaussures de Stoneman démontre qu'il boîte (une est plus haute que l'autre) ; cet élément de "grotesque", de "contre-nature" présage déjà le chaos qui s'ensuivra dès qu'il sera au pouvoir.

IV- Jeu de contrastes constituant le mélodrame

Comme le souligne Robert Lang, Lincoln incarne le héros androgène : Sud/Nord, homme/femme (il a un geste typiquement féminin lorsqu'il met son manteau sur ses épaules juste avant son assassinat). Sa mort symbolise celle du Père, du Patriarche (et aussi la fin d'un fantasme autour de la représentation père/mère/fils) ; un climax œdipe est atteint, d'où le désir de Griffith de résoudre ce conflit en évoquant l'image de Jésus Christ, figure simultanée du Père et du Fils [16]. La fin du mélodrame est ainsi profondément imprégnée d'une morale chrétienne.

Dans le film de Griffith, la narration historique est ponctuée de deux crises d'agression sexuelle : entre Silas Lynch (le Mulâtre) et Elsie ; entre Flora et Gus (l'ancien esclave) ; la métaphore la plus fréquente de la lutte des classes est le danger de viol qui plane sur la figure de la vertu. Ces deux scènes vont même déterminer le cours de l'histoire et de la politique dans la conception/version griffithienne. Selon Robert Lang, c'est précisément sur le terrain de la sexualité que l'histoire devient légende et mythe mélodramatique [17].

La scène entre Lynch et Elsie est très emblématique des contrastes qui définissent le mélodrame. Le Mulâtre, n'étant ni tout à fait Blanc ou Noir, est l'élément perturbateur par excellence dans le champ épistémologique du mélodrame. Dès le début de la colonisation, le Métis est un sujet sur lequel angoisse, peur, fascination vont se concentrer. Il est placé sous le signe d'une triple réprobation : celle qui s'attache à la négritude, celle qui s'attache à l'esclavage et celle qui s'attache à la bâtardise. Comment définir le statut légal du Mulâtre dans un système fondé sur l'opposition Blanc/Noir où le Blanc est supérieur ? Son existence même questionne ce système binaire dans tous ses aspects, notamment celui de la génétique. Le terme "mulâtre" qui vient du mulet traduit le désir du maître esclavagiste de réduire la "créature" métisse à un niveau de bestialité.

Dans le film, Silas Lynch est explicitement dénoncé comme "traître" ; son agression d'Elsie est d'autant plus "bestiale" que celle-ci est blanche, blonde et fragile, donc possédant les caractéristiques de ce qui était considéré, à l'époque, comme relevant de la pureté même.
Quant à la scène entre Flora et Gus, c'est le statut du Noir qui est assimilé à une force du Mal. Le Noir, c'est l'Autre, l'étranger, l'intrus. Il est la vivante incarnation du danger suprême : le métissage, la bâtardise, la déchéance de la "sauvagerie africaine". L'altérité travaille le regard que l'on porte sur elle. C'est l'effroi qui se lit dans les yeux de Flora dès que Gus s'approche d'elle. La mort de Flora, la "fleur" virginale du Sud, va déclencher la colère et la conséquente montée en puissance du Ku Klux Klan. Une fois de plus, la logique quelque peu simpliste du mélodrame est évidente : l'outrage ne peut récolter qu'un autre outrage.

L'aspect tant controversé concernant la suprématie blanche et le Ku Klux Klan participe aussi du genre mélodramatique. Les Noirs sont dépeints, de façon manichéenne, comme l'incarnation du Mal. Quand ils sont affranchis, le regard du Blanc qui fabrique l'Autre (le Noir), construit ses contours, circonscrit ses limites, finit par produire les stéréotypes qui conduisent aux clichés et aux idées reçues. Ainsi, quand les Noirs sont élus en majorité au sein du corps législatif en Caroline du Sud, pendant l'assemblée, un est dépeint en train de mordre sauvagement dans un morceau de viande, l'autre enlève ses chaussures et met ses pieds sur la table, un autre encore, sort une bouteille d'alcool et boit…

Somme toute, cette scène décrit l'incapacité des Noirs à assumer leur nouveau statut et tacitement, le spectateur adhère à l'idée qu'ils doivent être gérés. Cela démontre la volonté de Griffith d'établir une distinction ontologique et épistémologique entre Blancs et Noirs afin justifier le but du Ku Klux Klan de dominer, restructurer et de reprendre le pouvoir. D'ailleurs, dans le film, le Klan est décrit comme l'organisation qui a sauvé le Sud de l'anarchie de la "loi" noire. En effet, le fait que les élections sont truquées est clair : les nobles patriarches blancs qui viennent votés sont rudement traités. L'effet est de susciter un paroxysme d'émotions chez le spectateur (tout comme pendant la scène où le Dr Cameron est arrêté) pour qu'il accepte la légitimité du Klan.
Toutefois, comme le fait ressortir Eric Foner, historiquement, le Klan cherchait surtout à reprendre la place du maître esclavagiste et aussi le contrôle de la main d'œuvre que la Reconstruction avait abandonné [18].

V- Le dénouement

Dans le film de Griffith, la naissance de la Nation comme une grande famille (la métaphore dominante de la deuxième partie) ne peut se faire qu'avec l'entente des Nordistes et Sudistes - ils sont unis par la même race aryenne. Ainsi, les Stoneman et les Cameron sont unis à la fin et reconnaissent que l'ennemi commun est le Noir. Alors même que Griffith déclare : "la ciné-caméra est l'agent de la Démocratie [et elle] abat les barrières entre races et classes" [19], le discours du film est tout autre [20]. The Birth of a Nation démontre clairement l'intention de Griffith de valoriser le "capital symbolique" (pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu) et d'établir la "valeur" blanche comme évidente, "normale" et allant de soi. Le maniement de l'Histoire par Griffith comme fait historique est idéologiquement façonné par sa propre perspective.

Tous les éléments constituants le mélodrame sont bien présents, soit de manière latente ou explicite dans le film. La "picturisation de l'histoire" se mue en mythe mélodramatique car la vision griffithienne est trop (délibérément ?) moralisatrice et idéaliste. D'ailleurs, dans Le Mélodrame américain, Robert Lang souligne que dans The Birth of a Nation, il y a "un mélange trop édifiant de romantisme, de sentimentalisme, de patriotisme et de christianisme" [21]. La fin du film avec l'intertitre final "Liberty and union, one and inseparable, now and forever" [22], renforce l'aspect mélodramatique : après maintes péripéties et d'événements tragiques, le dénouement final est heureux.

Le mélodrame a, ici, pour fonction principale celle de "l'histoire-mémoire" (pour reprendre les termes de Marc Ferro [23]) et d'identification ; le groupe - sudiste au début du film, puis blanc américain par la suite - se retrouve grâce à son histoire, il la chante, et il est mû par le souci de sa propre dignité, de sa reconnaissance.

Savrina Parevadee CHINIEN

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